The Beatles – « Dear Prudence »

Je dois le reconnaître, je n’ai découvert que sur le tard l’album blanc des Beatles sorti en 1968, et ce pour une raison simple: j’ai grandi en m’abreuvant régulièrement à la double compilation à la pomme rouge et bleue, celles des singles, et jusqu’à il y a peu d’années, je ne me suis quasiment pas aventuré dans le reste de la discographie du Fab four.

Quelle erreur!

Ces derniers temps, notamment à la faveur de deux excellentes émissions de Michka Assayas « Very good trip » consacrées à cet album mythique, j’ai été scotché par d’autres merveilles des Beatles, que je ne connaissais pas du tout.

« Dear Prudence » fait partie de ces découvertes.

Créditée comme toujours Lennon/McCartney, cette chanson a pourtant été écrite et composée par le seul John Lennon. Les Beatles étaient alors en Inde, à Rishikesh, dans l’ashram d’un yogi jovial et chevelu, Maharishi Mahesh Yogi. Ils avaient fait ce voyage pour approfondir leur expérience de la méditation transcendantale, qui était alors très à la mode. Parmi les personnes qui les accompagnaient figuraient notamment la jeune actrice américaine Mia Farrow et sa sœur cadette Prudence. Celle-ci passait ses journées entières dans son bungalow, pour expérimenter à fond la méditation transcendantale, ce qui intriguait et même inquiétait les autres. « Pendant les deux semaines où j’ai été là, on l’a vue deux fois. Tout le monde allait cogner à sa porte: Tu es toujours en vie ?  » , a par exemple raconté Ringo Starr. John Lennon aussi avait fini par en être inquiet et navré pour elle (« Elle devenait complètement dingue. En Occident, on l’aurait internée » ).

La chanson vient de là, de cette jeune femme tellement obsédée par l’idée d’atteindre une forme de pureté et d’ataraxie qu’elle en oubliait de vivre et de profiter du moment avec les ami·es qui l’entouraient. Au bout de quelques jours, John Lennon a composé une chanson dans laquelle il l’incite (ou il l’invite) à sortir de sa cellule de moniale: « Chère Prudence, ne veux-tu pas venir jouer dehors? Le soleil est haut, le ciel est bleu, c’est merveilleux, tout comme toi, chère Prudence… » Comme il était malin, il essaye même d’attraper Prudence dans ses propres filets en lui disant que c’est en sortant voir le monde qu’elle atteindra le but qu’elle s’était fixée, à savoir la fusion avec l’ensemble de la Création: « The wind is low, the birds will sing / that you are part of everything » . Mais pour qu’elle puisse s’en rendre compte, encore faudrait-il qu’elle accepte d’ouvrir les yeux et de regarder autour d’elle (« Look around, round » )…

Ce qu’il y a de beau aussi dans ce texte naïf et tendre, c’est l’expression de la perte de lien que ressent John Lennon, qui souffre de voir Prudence devenir inaccessible, et qui voudrait simplement qu’elle accepte de recevoir ses marques d’affection: « Dear Prudence, won’t you let me see you smile? »

La chanson sera enregistrée quelques temps plus tard, à Londres. Ringo Starr s’étant enfui un moment pour échapper à l’ambiance de plus en plus exécrable entre les Beatles (ça puait vraiment la fin), c’est Paul McCartney qui joue de la batterie – la rythmique est donc assez rudimentaire et discrète. L’essentiel de l’orchestration se résume à la guitare électrique de John Lennon, qui ouvre le morceau par une progression descendante et qui joue en picking une mélodie lancinante, à laquelle seront ajoutées des choeurs, quelques grincements stridents de guitare électrique, quelques tourbillons de piano…

Quand j’étais adolescent, j’étais presque toujours dans ma chambre, à travailler (un peu), à lire des bouquins (beaucoup), à cogiter, à écrire, à créer des jeux de société, etc. En tous cas je ne sortais pas souvent de la maison, et quand ma mère nous disait qu’on allait « travailler dehors », je soupirais car je n’aimais pas ça (si j’avais su à l’époque tout le boulot que j’abats maintenant sur mon terrain, particulièrement cet été!). À l’époque je ne pouvais pas le décoder, et encore moins le verbaliser, mais aujourd’hui je me rends compte que cette réclusion volontaire était une manifestation parmi d’autres de mon malaise, de ma difficulté à me sentir relié aux autres et au monde.

Aujourd’hui encore, lorsque je traverse une période difficile, j’ai souvent la tentation de me replier ou de me recroqueviller dans mon petit cocon, ou dans « ma grotte » (clin d’oeil à mon ami de quarante ans, qui utilise cette formule à son propos), bien que je sache que ça ne me fait pas de bien de me contenter de mes petites habitudes et de me couper de mes ami·es. C’est à cela, à cette façon de rechercher de l’énergie en eux-mêmes lorsque leur réservoir approche de la jauge, que l’on reconnaît le plus sûrement ces égratignés de la vie que l’on appelle les introvertis – et j’en suis un, assurément… Quand je cède à cette tentation délétère, c’est parce que j’ai l’impression que là au moins, dans mes souvenirs, mes ruminations, mes fantasmes ou mes projets, je ne peux pas être atteint par la folie du monde, par la bêtise, par l’insensibilité ou par la méchanceté de mes congénères.

Je sais que c’est bien sûr une erreur et que je suis la première victime de cet enfermement sur moi-même, mais il est difficile de ne pas m’y laisser aller… Alors depuis quelques temps, quand je me sens dans cet état là, j’essaye de penser à « Dear Prudence », à la douceur patiente et empathique de la voix de John Lennon, et à la force tranquille et rassurante de ces mots d’encouragement, ceux dont on a besoin pour retrouver l’envie de rejoindre ses proches et ses ami·es :

« Dear Prudence, won’t you come out to play?

Dear Prudence, greet the brand new day

The sun is up, the sky is blue

It’s beautiful and so are you

Dear Prudence, won’t you come out to play?

Dear Prudence, open up your eyes »

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