C’est samedi soir, je sors péniblement de cinq jours à me traîner à cause d’une énorme crève, et je me dis que ce qui me ferait du bien, là, ce serait de retrouver la pêche d’un claquement de doigts et de danser joyeusement avec des ami·es pendant toute la soirée. Puisque ça ne va pas être possible ce soir, au moins je vais publier une chronique sur un morceau qui donne envie de bouger. Voici donc quelques lignes sur une chanson que j’aime beaucoup, même si à sa sortie je suis passé largement à côté.
Je n’ai jamais été très fan de comédies musicales, ni des plus classiques et prestigieuses, et encore moins de celles qui ont fleuri dans les années 70-80. Je n’ai vu qu’une fois « Singin’ in the rain » et « West side story », et pas une seule fois « Hair », « Dirty dancing », « Grease », « Fame », « Saturday’s night fever »… ou « Flashdance », le film dont la BO contient la chanson que je partage ce soir. Il faut dire que lorsque j’étais enfant, nous habitions à la campagne, nous n’allions jamais au cinéma, et Internet n’existait sans doute même pas encore en rêve dans l’esprit de quelque geek californien, si bien que je n’avais à peu près aucune chance de voir ne serait-ce que des extraits d’un film comme « Flashdance ». Certes ma mère était prof de danse, mais elle composait ses ateliers sur des musiques plus « légitimes » (Alan Parsons project, Mike Olfield, Kraftwerk…), et les chorégraphes qu’elle admirait étaient un poil plus austères et rive gauche (si vous avez déjà vu un spectacle de Pina Bausch, pas la peine de vous faire un dessin). Enfin le disco était à peu près aux antipodes de ce que mes parents écoutaient à la maison, et quand cette comédie musicale est sortie en 1983, la musique que j’étais en train de découvrir grâce à mes copains du collège de la Villeneuve était elle aussi fort différente (The Police, AC/DC, The Beatles…).
Pour de nombreuses raisons donc, j’ai rangé sans trop réfléchir « What a feeling » dans le tiroir des musiques appréciées par des jeunes filles en justaucorps en nylon flashy et en chaussettes de laine, mais de peu de valeur. Comme l’a dit la journaliste Guillemette Odicino dans une chronique sur France-Inter, « on m’avait fait comprendre que ce n’était pas très malin de la trouver formidable » , et il a du se passer un truc du même genre pour moi.
Quelques années plus tard, lorsque j’ai vu pour la première fois « Journal intime » de Nanni Moretti (qui allait devenir mon film préféré de tous les temps, ce qu’il est encore aujourd’hui), quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une scène dans laquelle ce « splendide quarantenaire » clame son amour pour la danse en général et en particulier pour Jennifer Beals, la danseuse de « Flashdance », puis une autre dans laquelle il devient subitement fou de joie lorsqu’il la rencontre par hasard à un feu rouge au cours de ses pérégrinations dans Rome (« Jennifer Beals !!! » ). J’ai vu « Journal intime au moins cinq fois, et à chaque fois j’ai été scié par la façon dont Nanni Moretti assume tranquillement, sans aucun complexe, l’éclectisme des ses goûts culturels. Voici l’un des cinéastes italiens les plus respectés pour son art de réalisateur et pour ses prises de position et ses engagements politiques, il est un admirateur de Pier Paolo Pasolini, mais il aime aussi la variété italienne et « Flashdance » : dingue ! C’est sans doute en partie grâce à Nanni que je me suis petit à petit habitué à me dire : « Et pourquoi pas, en fait ? » Oui, pourquoi pas rédiger aussi une chronique musicale sur Michel Sardou, Pierre Bachelet, Joe Dassin, Gérard Blanc, Serge Lama ou Gérard Lenorman, ou parler de mon amour pour le Racing club de Lens, l’OM, le Barça ou le FC Liverpool ?
Et me voilà donc à me documenter sur « Flashance », Irène Cara et « What a feeling », une chanson qui, malgré ses synthés datés et un peu lourdingues, me donne envie de me dandiner en beuglant les refrains avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Dans le film, Jennifer Beals joue le rôle d’Alexandra Owens, une jeune femme originaire d’un milieu modeste qui vit à Pittsburgh, la capitale de l’industrie sidérurgique américaine. Elle y travaille comme soudeuse dans une usine, et elle y mène une vie tranquille et plutôt solitaire, célibataire avec son chien dans un hangar. Mais Alexandra a une passion : chaque soir elle danse dans un cabaret, et pas seulement pour arrondir ses fins de mois. C’est là que le directeur de son usine va la rencontrer, et tous les deux vont tomber amoureux (comme on voit, on est plus dans le registre du conte de fées que du documentaire sociologique…). La jeune femme ne déviera pas pour autant de son rêve, à savoir intégrer la prestigieuse école de danse de l’opéra de Pittsburgh, et c’est là qu’auront lieu les fameuses scènes d’audition dans lesquelles elle effectuera notamment quelques tours de breakdance et un saut prodigieux qui a fasciné beaucoup d’élèves dans les cours de danse…
À première vue, « Flashdance » reprend une bonne rasade de clichés et n’est pas spécialement le film le plus féministe de l’histoire. D’ailleurs on raconte que pour choisir l’actrice qui devait incarner l’héroïne, l’équipe de production a fait circuler des photos des trois finalistes (dont Demi Moore) parmi ses membres masculins en leur posant une question très simple : « I want to know which of these three young women you’d most want to fuck? »
Mais de nombreux épisodes du film sont un éloge très clair à l’empowerment des femmes, par exemple l’aplomb avec lequel Alexandra envoie d’abord bouler son patron puis rembarre le petit caïd qui lui colle une main aux fesses, ou la détermination avec laquelle elle va traîner sa copine serveuse en dehors de la boîte de striptease où elle se donne en spectacle (« Tu as l’intention de travailler sur le dos ? » )
Alexandra, elle, est debout, et bien debout. Certes elle finira pas accepter les avances de son patron, mais quand elle apprendra qu’il l’a pistonnée en douce pour l’audition, elle piquera une colère noire et, alors qu’elle a tout juste dix-huit ans et douze ans de moins que lui, elle lui balancera deux gifles et un retentissant « Je n’ai pas besoin de toi, retourne te branler dans ta Porsche ! » Bim.
En relisant aujourd’hui les paroles de « What a feeling », je me dis qu’elles aussi peuvent être lues comme le récit de l’émancipation d’une femme qui, après avoir longtemps gardé pour elle ses rêves les plus secrets (« First when there’s nothing / but a slow glowing dream / that your fear seems to hide / deep inside your mind » ), après avoir longtemps souffert en silence dans un monde dur comme la pierre et l’acier (« All alone, I have cried / silent tears full of pride » ), s’est prise à y croire et a fait le nécessaire pour que son rêve puisse devenir réalité. À force de courage et de détermination, elle a obtenu ce qu’elle désirait ardemment, sans devoir rien choisir ni rien abandonner ou sacrifier, ni le succès dans sa passion ni l’amour (« I can really have it all » )… et maintenant elle invite les autres jeunes femmes à croire en elles et à suivre son chemin (« Take your passion / and make it happen / Pictures come alive » ).
Je suis très heureux de vivre dans une société où en dépit de nombreuses inégalités persistantes, ma fille a, en droit en tous cas, les mêmes chances et les mêmes possibilités que mon fils. Comme Alexandra, Aurore a des passions, des rêves et des projets. J’espère de tout cœur qu’elle pourra mener sa vie comme elle l’entend, que rien ni personne ne se dressera sur sa route pour l’entraver, et qu’un jour elle pourra se dire, en pensant à la vie qu’elle mène et au bonheur qu’elle éprouve, « What a feeling ! »
Avant de recopier le lien vers la vidéo de la chanson, j’ajoute juste quelques mots sur une magnifique reprise de Yael Naïm, dépouillée et délicate, avec une voix aérienne et un doux vibraphone qui résonne comme dans certaines chansons de Nick Cave sur l’album « The good son ». Ainsi réinventée, « What a feeling » n’évoque pas un amour passionnel et juvénile qui se consumerait avec frénésie dans les boîtes de nuit, mais un amour mature, tranquille, désireux avant tout de confiance, de respect, de tendresse et de douceur, un amour qui est comblé lorsque l’on se promène, on jardine ou on cuisine ensemble avant de se lover l’un contre l’autre sous un plaid et devant un bon feu. L’amour dont je rêve aujourd’hui.
Mon amie Lise m’a dit un jour que si on ralentit fortement n’importe quel tube des années 80, cela donne une ballade déchirante qui donne envie de mourir. Envie de mourir, non, quand même pas. Mais envie de fondre, oui, à coup sûr !
Et la magnifique reprise de Yael Naïm sur son album « Hollywwod mon amour » (2008):