Talk Talk – « Ascension day »

J’ai déjà partagé plusieurs titres de Talk Talk, pour des morceaux que je trouve pour la plupart encore supérieurs à celui d’aujourd’hui. Mais il y a quelques mois, je n’avais pas encore pris l’habitude de parler du groupe et des raisons pour lesquelles je l’adore. Comme cette playlist tire à sa fin (eh oui, plus que deux jours), c’est le moment où jamais.

L’évolution artistique de Talk Talk est assez extraordinaire.

Le premier album représente un peu un Mordor musical pour moi, surtout le single « Talk Talk » (des mélodies mécaniques, des synthétiseurs glaciaux, une batterie électronique en plastoc…).

Le deuxième, déjà beaucoup plus expressif, a rencontré en 1984 un grand succès un peu partout en Europe, notamment pour la voix si expressive de Mark Hollis. On y trouve deux énormes tubes (« It’s my life » et Such a shame »), et un très grand morceau, « Tomorrow started » . Le groupe est déjà en train de sortir du lot.

À partir de son troisième album paru en 1986, Talk Talk s’est éloigné progressivement de ses origines et a produit une musique de plus en plus expérimentale et de plus en plus merveilleuse (pour moi cela ne va pas toujours ensemble, loin de là, mais ici c’est le cas à 100%).

Dans ce troisième disque (« The colour of spring »), le groupe abandonne les synthétiseurs et privilégie le piano et la guitare, il multiplie les sonorités (pas moins de dix-sept musiciens participent à l’enregistrement du disque!). C’est un album charnière, qui amorce une évolution vers une musique moins accessible pour le grand public (cf. le splendide « April 5th »), mais qui contient encore quelques chansons résolument pop (« Life’s What You Make It », « Living in another world »). Selon moi, Talk Talk atteint ici l’équilibre parfait entre la musicalité « populaire » ou conventionnelle (je veux dire avec des mélodies clairement identifiables, une alternance couplets / refrain…), et l’expérimentation sonore.

Deux ans après cet album de la transition sort le très ambitieux « Spirit of Eden », un OVNI dans la production musicale de l’époque. Ici c’est l’album de la rupture. Le groupe a passé un an à improviser en studio, et il intègre des éléments issus de styles musicaux très différents (la musique classique, le jazz, l’ambient…). Les morceaux tendent à s’allonger nettement, la division entre les titres est bien moins claire (d’ailleurs les trois premiers ont d’abord été intégrés sur une seule plage)… On ne sait plus trop où on est, mais on s’y sent merveilleusement bien.

Quant au cinquième et dernier album de Talk Talk (« Laughing Stock », 1991), il franchit encore un pas vers le minimalisme mélodique (Mark Hollis a dit un jour « Before you play two notes, learn how to play one note – and don’t play one note unless you’ve got a reason to play it« ), vers l’expérimentation et l’improvisation, en incorporant les sons d’une foule d’instruments, dont sept altos. La musique est ici complexe, ambitieuse, visionnaire, d’une richesse époustouflante.

Mais ce cinquième album est le dernier, et il est marqué sous le sceau du silence: celui de quinze secondes avant que le premier morceau ne démarre, celui qui suit un « Ascension Day » coupé en plein envol, celui que met en musique le dernier titre « Runeii » . « Laughing Stock » est le dernier envoi avant l’extinction des feux et l’effacement.

Écouter à la suite ces cinq albums est une expérience particulièrement déroutante. C’est à se demander comment, en si peu de temps (neuf ans seulement), un banal groupe de new wave a pu sortir de sa chrysalide et devenir ce collectif à la créativité débordante, aussi moderne qu’intemporel.

Si je devais utiliser une métaphore spatiale, je résumerais ainsi la carrière de Talk Talk.

Le groupe a commencé par produire de la musique enfermé dans une chambre, étroitement corseté par un style musical bien particulier (la syntpop), avec néanmoins des titres plus un peu plus amples et variés sur son second album « It’s my life » .

À partir du troisième album, Mark Hollis et les siens sont sortis au grand air et ont exploré un univers de plus en plus vaste, de plus en plus dégagé, et surtout de plus en plus libre. « The colour of spring », c’est le ruisseau qui cherche son chemin et qui se fait rivière, dans une atmosphère printanière évoquant la nature qui bourgeonne et qui éclate de vie.

Avec « Spirit of Eden », Talk Talk rend hommage à la diversité et à la luxuriance du vivant: la rivière pénètre dans un estuaire ou un delta de plus en plus ouverts, elle commence à se diversifier dans tous les sens…

Quant à « Laughing Stock », ce serait comme une entrée dans l’océan: désormais le groupe largue les amarres et n’a plus d’autre limite que son imagination.

Ce qui fait aussi l’originalité de Talk Talk, et qui en fait un immense groupe, c’est que cette progression artistique s’est faite explicitement grâce à un refus acharné de toute soumission à la logique commerciale.

« It’s my life » avait été un grand succès public, au point que deux singles (« It’s My Life » et « Such a Shame ») sont entrés dans le Top 10 des ventes dans plusieurs pays. « The colour of spring » a également très bien marché, y compris (et pour la première fois) en Angleterre, et il a été suivi d’une tournée internationale de plusieurs mois, marquée notamment par un exceptionnel concert lors du Montreux Jazz Festival de 1986.

Mais à partir de « Spirit of Eden », Talk Talk quitte brutalement les autoroutes du succès et s’engage dans un véritable hara-kiri commercial, d’abord parce qu’il sait très bien que la musique qu’il décide alors de produire n’a aucune chance de passer dans les radios ou à la télévision, mais aussi parce qu’il refuse de partir en tournée pour promouvoir ce nouveau disque.

Une étape de plus est franchie lorsque Mark Hollis, se sentant contraint par l’emprise de son label EMI, fait des pieds des mains pour rompre le contrat de Talk Talk et passer chez Verve. Lorsque EMI a sorti en 1991, sans l’accord du groupe, une compilation de titres remixés par des DJ (« History Revisited: The Remixes »), Mark Hollis poursuit la maison de disques en justice et obtient gain de cause: tous les exemplaires restants de cette compilation ont été détruits, et elle n’a jamais été rééditée. Le bonhomme ne cherche pas le succès à tout prix, c’est le moins que l’on puisse dire. L’intégrité, quoi qu’il en coûte.

Avec « Laughing stock », Talk Talk se lâche totalement, sans le moindre compromis artistique. L’album a été enregistré au cours de longues sessions qui ont réuni presque à chaque fois plus d’une dizaine de musiciens différents (principalement des guitares, des cordes et des cuivres), rassemblés sans savoir au départ ce qu’on allait leur demander, et guidés par la ligne directrice d’un Mark Hollis de plus en plus méticuleux et perfectionniste. Il paraît que pour l’occasion, les fenêtres du studio ont été bouchées et que les horloges ont été retirées, pour que les musiciens perdent la notion du temps et que leur esprit tout entier soit focalisé sur une seule chose, la création. On dit aussi que plus de cinquante musiciens sont passés par le studio, que plus des trois quarts de ce qui a été enregistré a été mis à la poubelle…

Et pourtant, de ces conditions d’enregistrement éprouvantes est né un album fait de sérénité, qui met en musique les mots contemplation, dépouillement, méditation. Les six plages, largement improvisées, sont pourtant d’une grande cohérence. Elles se déroulent sur des rythmes lents, avec des percussions légères (où cymbales et caisse claire se détachent), une instrumentation complexe et subtile, un art d’utiliser et de souligner les silences, et la voix de Mark Hollis toujours aussi intense… Tous les morceaux sont comme en apesanteur, d’une beauté sonore fulgurante et bouleversante, notamment « After the flood » et surtout « New grass », qui me donne à chaque fois envie que jamais ça ne s’arrête.

De tous les trésors de ce fantastique album, « Ascension Day » n’est pas celui que je préfère, mais c’est celui qu’il convient de partager, les yeux vers le ciel, alors que cette playlist d’un an se termine presque.

Ici l’ascension se fait d’abord en douceur, avec une rythmique délicate, une phrase cristalline de guitare qui revient en ostinato, des plaintes à l’harmonica… Mais au fur et à mesure que le morceau avance, les guitares s’imposent, d’abord sous la forme de brefs jaillissements (à 0’44, à 3’44…), puis sous celle d’un ébouriffant crescendo final (à partir de 5’15), conclu par un brutal cut final.

Cette chanson est une ascension dans laquelle Talk Talk jette toutes ses forces et met tout son coeur. Elle est aussi, je trouve, une assez bonne métaphore d’une vie humaine: on grandit, on s’élève, on s’étend, on se déploie, et soudain, couic.

Tâchons de faire en sorte que durant tout ce temps, l’intensité, la joie et la sérénité soient au rendez-vous, comme dans un album de Talk Talk dont le titre peut être traduit par « réserve de rires » .

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