Lily Allen – « Somewhere only we know » (reprise de Keane)

Sortie en 2004 sur le premier album du groupe pop anglais Keane (« Hopes and Fears » ), cette chanson s’est tout de suite imposée comme un énorme succès commercial un peu partout le monde.

Chose assez rare pour un tel tube, « Somewhere only we know » ne parle ni de passion amoureuse, ni de relation amoureuse contrariée, ni de rupture : elle évoque le fait de penser à un endroit que l’on est le seul à connaître (« only we know » ), un endroit dont on n’est pas bien sûr qu’il existe ailleurs que dans notre souvenir ou dans nos fantasmes, mais auquel on rêve parce qu’on imagine qu’on y serait bien, à l’abri, préservé de l’âpreté du monde. Un lieu refuge, en quelque sorte, comme celui que beaucoup de psychothérapeutes invitent leurs patients à invoquer en eux-mêmes pour trouver le sentiment de sécurité indispensable à l’exploration de leurs failles intimes durant une séance. Un endroit, aussi, dans lequel on se sent entier, épanoui, à sa place (« I felt the earth beneath my feet, / sat by the river and it made me complete » ).

Cet endroit que l’on chérit secrètement et auquel on aime à rêvasser, surtout quand on se sent fragile, il peut avoir été fréquenté durant une enfance ou une adolescence heureuse, si bien qu’on le connaît déjà comme sa poche (« I knew the pathway like the back of my hand » ). Ce peut aussi être un lieu dans lequel on a ressenti des émotions amoureuses intenses et nourrissantes (« Is this the place we used to love? » ). Dans ce cas c’est un lieu dont on a une nostalgie qui peut être assez terrible, parce qu’on sent bien qu’il a disparu et parce que cette absence définitive nous laisse désemparé (« Oh, simple thing, where have you gone? / I’m getting old, and I need something to rely on » ).

Dans certaines familles, ce lieu rêvé qui survit depuis le passé, ce peut être une « maison de famille », anciennement occupée par des parents ou des grands-parents, et qui est devenue une résidence secondaire où les enfants ou les petits-enfants se rassemblent de temps à autre, recréant ainsi l’espace de quelques jours (si tout le monde s’entend bien…) la chaleur d’un foyer originel, un peu de continuité entre les générations. Quoi qu’il en soit, le « Somewhere only we know » est ici un lieu enraciné dans un passé plus ou moins réécrit, enjolivé, idéalisé.

Mais l’endroit auquel fait allusion cette chanson, ce peut être au contraire un lieu ancré par anticipation dans l’avenir, un lieu que l’on rêve depuis des lustres de trouver (« Is this the place that I’ve been dreaming of? » ), et dans lequel on voudrait prendre un nouveau départ, et peut-être même, qui sait, vivre le restant de ses jours (« I’m getting tired, and I need somewhere to begin » ), accompagné si possible de personnes que l’on chérit – ce qui me plaît dans cette chanson de Keane, c’est le « we » : elle n’évoque pas la rêverie d’un promeneur solitaire, mais l’envie de vivre une aventure collective.

Bruno Catalano – « Le voyageur »

Dans l’une des chroniques consacrées à cette chanson que j’ai lues pour préparer ce texte, je suis tombé sur une idée que j’ai trouvée très juste : « Somewhere only we know » fait aussi écho à un sentiment très partagé dans la société industrielle et mondialisée où nous vivons, à savoir le sentiment d’être déraciné, d’être ballotté d’un lieu à l’autre au gré des déménagements, mais de ne pas avoir de vraies attaches. Le capitalisme contemporain nous pousse à la « mobilité », sur le plan professionnel certes, mais très souvent cela exige aussi une mobilité géographique…

J’ai souvent été frappé par la situation des personnes que je connais et qui vivent encore dans la ville ou le territoire où elles ont grandi, qui fréquentent encore leurs amis d’enfance, qui passent régulièrement devant leur collège, etc. Mes voisins Jean-Claude et Françoise par exemple, ont toujours vécu dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres autour de la petite ville où ils sont nés, ils mangent et travaillent régulièrement avec leurs copains de classe… Moi qui ai migré plusieurs fois, de Grenoble à Lille, puis à Beauvais dans l’Oise, et enfin dans ma campagne limousine, je dois confesser que cet enracinement me fait envie.

Je sais bien qu’à gauche, notamment, l’attachement aux lieux n’a pas forcément bonne presse, car il est souvent assimilé à une vision réactionnaire, voire à une sorte d’écolo-pétainisme assez suspecte. Je suis bien conscient des dérives possibles de cet envie d’enracinement, qui peut rimer avec enfermement. Comme le fait remarquer très justement l’auteur de la chronique que je viens de citer, « Nicolas Mathieu, à la fin de son roman «Leurs enfants après eux», qui se situe dans une petite ville de l’est de la France, parle de «l’effroyable douceur d’appartenir» . Cette expression résume bien pour moi l’ambiguïté des endroits «connus de nous seuls» : ils offrent une certaine stabilité identitaire dont les grandes villes nous privent, mais ils nous assignent aussi à une place. C’est bien pour cela que la plupart des gens préfèrent fuir leurs villages qui, dans les régions les plus attractives, se remplissent de résidences secondaires, pour vivre leur meilleure vie en ville. »

Mais enfin l’hyper-mobilité des personnes, des biens et du capital ne me paraît pas non plus une merveilleuse panacée. À titre personnel, je me sentirais plus en sécurité dans un monde où la quasi totalité des activités essentielles seraient relocalisées et où nous n’aurions pas besoin de faire chaque jour de longs trajets en véhicule motorisé pour aller travailler, consommer, déposer nos enfants à l’école ou nous faire soigner… Bref, je suis très sensible au rejet de l’injonction à la mobilité permanente que « Somewhere only we know » met en musique.

Cette chanson de Keane me fait enfin penser au sentiment, très répandu au sein de la petite communauté d’effondristes (plus ou moins) éco-anxieux, de ne pas avoir de lieu où aller trouver refuge en cas de besoin, en cas de crise grave sur le plan sanitaire, environnemental, social, géo-politique, économique et/ou énergétique (oui je sais, tout cela arrivera à peu près en même temps, puisque tous ces enjeux sont très fortement interconnectés). Cette impression d’extrême vulnérabilité, cette peur que ma famille se retrouve brusquement à poil, je les ressentais très puissamment lorsque je vivais dans un appartement en ville, et elles alimentaient un désir assez obsessionnel de me trouver / construire ce que certains idéologues survivalistes appellent une « BAD » (Base Autonome Durable), quelque part dans un bel endroit préservé sur le plan écologique. Quand j’y repense, je ne voudrais plus jamais être replongé dans le mal-être que ces angoisses généraient en moi, et que je faisais subir à ma famille. Aujourd’hui j’ai quand même la chance d’avoir franchi le pas et d’avoir commencé à le créer, ce « somewhere only we know » – le « we » désignant ici la petite troupe de mes proches et de mes ami·es (la « green team » ) qui viennent y passer quelques jours de temps à autre.

Une petite dizaine d’années après la sortie de l’album de Keane, cette chanson a été reprise par Lily Allen pour une publicité de Noël de la marque John Lewis, avec un joli clip animé intitulé « The bear and the hare » . Cette version, délibérément centrée sur l’interprétation nostalgique de « Somewhere only we know » , me touche beaucoup, grâce à sa musique gracile au piano, et surtout grâce à la voix de Lily Allen, désarmante de fragilité. La chanteuse britannique est encore plus touchante (et craquante) lorsqu’elle a chanté « Somewhere only we know » en direct devant les caméras de Canal+ à l’occasion du festival de Cannes 2014, simplement accompagnée d’un piano, vêtue d’une drôle de robe violette qui tombait divinement. Ça me donne plusieurs raisons de partager cette reprise plutôt que la version originale de Keane 😉

« And if you have a minute, why don’t we go

talk about it somewhere only we know?

(…)

Why don’t we go somewhere only we know? »

Une excellente chronique de Stéphane Framont, sur le site Frustration Magazine – Le média de la lutte des classes: « « Somewhere Only We Know » : le désir d’habiter quelque part » .

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