Manon Garcia est professeure de philosophie, et elle a publié plusieurs ouvrages sur les relations hommes-femmes, les normes de genre, la masculinité, le patriarcat, la culture du viol, le consentement…

Parmi ces livres on peut citer On ne naît pas soumise, on le devient (2018), La Conversation des sexes. Philosophie du consentement (2021), et tout récemment Vivre avec les hommes, un livre dans lequel elle a souhaité « écrire le procès des viols de Mazan et l’expérience [qu’elle en a faite] comme philosophe et comme femme. »
Je n’ai pas lu ces livres, mais Manon Garcia vient de donner à Alternatives économiques une interview très stimulante, notamment pour les hommes (bien que le titre, « Les hommes devraient réfléchir à ce qu’ils ont en commun avec les violeurs de Mazan » , va sans doute en agacer certains), et dont je conseille la lecture.
Parmi les idées les plus intéressantes de cette interview (et les plus « remuantes » pour un homme comme moi…), je retiens notamment celles-ci (des extraits auxquels j’ajoute quelques commentaires).
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* Contrairement au procès d’Aix-en-Provence en 1978, qui a été celui du viol, qui a permis sa criminalisation et qui a marqué un changement intellectuel et social considérable, le procès des viols de Mazan n’est pas un tournant historique, car il est une confirmation plus qu’une rupture. Il reste néanmoins un événement très important, car « Il a rappelé à la société tout entière la prévalence des violences sexuelles et le fait que les femmes n’étaient en sécurité nulle part. » Il a à nouveau fait voler en éclats le mythe selon lequel les auteurs de viol sont systématiquement des inconnus armés d’un couteau, alors le plus souvent ce sont des conjoints dans le lit conjugal. Ce procès a ainsi constitué « une sorte de point d’arrivée de la théorisation féministe du continuum des violences sexuelles. »
* Si le procès de Mazan a été très suivi, c’est notamment « en raison de la réaction d’horreur face au nombre d’hommes concernés et à la répétition des viols, mais cette réaction entretient l’idée que ces faits seraient exceptionnels, [elle] favorise un réflexe de pathologisation » , alors que tous les travaux scientifiques ont établi que le viol et la conception des femmes partagée par les auteurs de viols sont en continuité avec les « normes classiques de la masculinité. » Contrairement à ce que présuppose la thèse de « l’exceptionnalité » [celle des violeurs comme « monstres »], la recherche sur les violences sexuelles constate « le caractère profondément ordinaire des violences sexuelles » .
D’ailleurs, lors des audiences, « les expertises psychologiques et psychiatriques des accusés [ont établi] l’absence de perversion chez eux. »
* Manon Garcia pointe la difficulté qu’ont les hommes à mener « ce difficile travail auquel invite la réflexion sur les masculinités et le patriarcat : comprendre que les hommes ont des choses en commun avec les mis en cause de Mazan« . « J’ai entendu beaucoup d’hommes dire qu’ils n’auraient jamais pu aller dans cette maison, mais je trouverais plus intéressant, sur le plan de la critique sociale, qu’ils réfléchissent à ce qui aurait fait qu’ils auraient pu y aller, c’est-à-dire en effet à ce qu’ils ont en commun avec les accusés. »
[La lecture que je fais de ces phrases, ce n’est pas que tous les hommes sont pareils et que tous sont des violeurs.
En revanche, tous les hommes ont en commun, à des degrés divers, une socialisation et une éducation (plus ou moins) patriarcale, qui les amène (plus ou moins) à estimer qu’ils sont en quelque sorte naturellement habilités à dominer les femmes, à parler ou à décider à leur place, à les considérer comme leurs bonniches, à les considérer a priori comme illégitimes, à banaliser les discriminations ou les violences sont elles sont victimes… et pour certains, ça les amène à considérer que le corps des femmes est à leur disposition, pour le mater, le jauger, le prendre comme objet de moqueries, voire pour en jouir sans le consentement de ces femmes. Une fois encore, on retombe sur la continuité entre les valeurs patriarcales et la « culture du viol » – une formule sur laquelle Manon Garcia émet quelques réserves, notamment parce qu’elle tend à braquer les personnes qui ne sont pas d’emblée convaincues par le discours féministes, et qui tendent à se réfugier dans des postures de type « not all men » .]
* Manon Garcia insiste aussi sur « l’absence d’introspection, de réflexion sur leurs propres actes » qui a été manifestée par les accusés lors du procès, et qui est selon elle « une manifestation de la difficulté à prendre conscience du continuum des violences sexuelles » .
Et là encore, cette « totale incapacité à l’introspection, constatée chez eux par les expertises psychologiques n’est pas accidentelle » [elle ne tombe pas du ciel, mais elle est tout à fait explicable sociologiquement] : « La faiblesse introspective des hommes est façonnée par les stéréotypes de genre, elle résulte de l’éducation des garçons, auxquels on apprend qu’ils doivent triompher sur le monde, donc ne pas s’intéresser tellement au monde. » Il est à noter que c’est exactement l’inverse pour les femmes : « On éduque les filles à l’introspection, à l’empathie, on valorise leur capacité à se mettre à la place des autres, à identifier leurs émotions, leurs sentiments, leurs désirs, leurs besoins » … [Et pourquoi essaye-t-on de produire ces habiletés chez les filles, pourquoi essaye-t-on de les ancrer dans leur personnalité et d’en faire un habitus ?] « Tout simplement parce qu’on a besoin qu’elles accomplissent plus tard un travail de care » [dans le cadre de leur famille (éducation des enfants), mais aussi dans le champ professionnel (on sait que les femmes sont beaucoup plus nombreuses dans les professions du soin, de la petite enfance, du travail social…)]
* Très intéressant pour les parents de jeunes enfants qui souhaitent que ceux-ci n’intériorisent pas (ou en tous cas pas trop…) les normes patriarcales : « Les travaux de psychologie et de sociologie ont montré que ce qui a le plus d’impact, dans l’espace domestique, sur la construction de visions égalitaires chez les enfants, ce n’est pas que leur père s’occupe d’eux, joue avec eux, mais qu’il passe la serpillière ou vide le lave-vaisselle. »
* « Ce qui se passe aux États-Unis montre qu’il est possible de détruire très vite le monde tel que nous le connaissons. On peut, avec de la volonté, des appuis financiers et politiques suffisants, mettre fin aux avancées féministes. Cela étant, interpréter ce qu’il se passe en ce moment comme un backlash vis-à-vis du féminisme me semble une erreur. La puissance du mouvement féministe a imposé une clarification des positions de chacun et de chacune. Or beaucoup d’hommes, jusqu’à présent, n’avaient pas besoin de justifier leur supériorité vis-à-vis des femmes et leurs privilèges masculins, tout simplement parce que ceux-ci n’étaient pas remis en cause. » [Autrement dit, on n’assiste peut-être pas à une montée du masculinisme, mais au fait que les hommes qui rejettent l’égalité entre les sexes sont aujourd’hui obligés d’exprimer ce rejet.] « Ayant toujours pensé qu’ils étaient supérieurs aux femmes et qu’elles étaient des sortes de meubles destinés à leur plaisir, ils ne sont pas devenus masculinistes à cause des féministes, mais parce qu’avec la montée du féminisme, ils se sont entendus dire qu’ils ne pouvaient plus s’exprimer et se comporter ainsi, et ont donc été conduits à dire plus clairement qu’ils estiment avoir droit à ces privilèges.«
Là dessus je ne serais pas aussi affirmatif que Manon Garcia, car il me semble que sur les réseaux sociaux notamment, on assiste à une vraie explosion de discours masculinistes très décomplexés. Mais c’est peut-être un lieu commun erroné.
* Enfin Manon Garcia admet que depuis quelques années, son optimisme (relatif) concernant « les conditions d’un dialogue, de relations notamment sexuelles plus égalitaires entre hommes et femmes« , a été sérieusement ébranlé. « Cette idée de conversation des sexes et d’érotisation de l’égalité était présentée comme un horizon vers lequel il faut tendre. (…) Je voulais proposer une théorie positive de ce que pourrait et devrait être la sexualité, sans croire qu’on allait y parvenir dès le lendemain. Mais il est vrai qu’en assistant au procès de Mazan, je me suis dit que le chemin vers cet horizon serait beaucoup plus long que ce que j’imaginais. »
[Ce dernier paragraphe me fait penser d’abord au livre de Mona Chollet « Réinventer l’amour » , à la notion de « révolution romantique » qu’a essayé de définir Victoire Tuaillon sans son podcast « Le coeur sur la table » .
Et puis j’ai aussi pensé en le lisant à ce qu’une amie m’a dit il y a peu de temps – en substance « Si je me sépare de X [son mari], c’est certain que je remettrai peut-être en couple avec une femme mais que je ne me remettrai pas en couple avec un homme, parce que les trois quarts sont des connards » .
C’est une conséquence à mon avis logique du refus de beaucoup d’hommes (de la plupart des hommes?) de changer vraiment leur rapport aux femmes, non seulement au niveau de leurs discours, mais dans leurs représentations ET surtout dans leurs comportements concrets, y compris dans le quotidien avec la femme qui partage leur vie, et dans leur vie intime. Je comprends parfaitement la réaction de cette amie, et je me dis que les masculinistes qui accusent les femmes de les avoir punis en faisant d’eux des « incels » n’ont pas fini de se plaindre – et ils ne méritent pas mieux…]
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EDIT. Suite à la publication de ce texte sur Fessebouque, l’une de mes amies a déposé ce commentaire très juste (et très effrayant) :
« Ton dernier paragraphe (sur les masculinistes qui finiront seuls) montre que ton raisonnement (ce qui est tout à ton honneur) est façonné par la logique d’une société de l’égalité de droit entre les sexes, si elle n’est pas de fait – c’est-à-dire une société qui suppose que les femmes puissent encore décider de choisir de ne pas avoir de partenaire masculin. Les mascu, les vrais, sont allés au bout du raisonnement, en particulier outre-Atlantique : évidemment qu’il faut contraindre les femmes à nouer des relations hétéro sans leur consentement sinon le modèle ne marche pas. Et donc, l’offensive ne porte pas juste sur les droits reproductifs, il porte sur l’ensemble de ce qui permet l’autonomie : plus de DEI => moins de perspectives financières, la loi SAVE => on limite le droit des femmes mariées à voter, plus de département d’éducation => plus d’éducation publique et donc on maintient les gens dans la pauvreté etc etc. L’objectif est d’obtenir des femmes qui n’auront plus les moyens de choisir autre chose que le couple hétéro pour s’assurer une subsistance (car enceinte à 16 ans, ou avec 9 mômes, ou pauvre, ou incapable de comprendre ce qui se passe, etc.). Le tout enrobé dans le fondamentalisme chrétien qui comme tout fondamentalisme d’une des religions du Livre, est un patriarcat.«
Ce commentaire m’a fait prendre conscience que j’ai encore tendance à raisonner comme un homme qui est à l’abri de cette entreprise de démolition des droits des femmes. Et il m’a amené à rédiger ce paragraphe:
« Oui tu as tout à fait raison, je me souviens d’ailleurs du #yourbodymychoice qui a été repris très largement après l’élection de Trump (à l’initiative de Nick Fuentes si je me souviens bien?)

Ce que tu décris c’est vraiment proche de la servante écarlate. Ça paraît totalement fou, et par exemple la loi SAVE qui se fomente, c’est vraiment invraisemblable pour quelqu’un qui trouve cette société de l’égalité normale, je n’arrive pas à croire qu’ils y arriveront et que ça passera… mais en fait si, elle passera, sans doute de façon assez atténuée pour ne pas susciter trop de vagues et pour pouvoir être justifiée par un prétexte bidon de sécurisation des élections, mais quand même de façon assez « efficace » pour que la clique de Trump puisse s’assurer de ne pas avoir à rendre le pouvoir et de continuer à mener son travail de sape. C’est un cauchemar éveillé.
J’aurais pu rajouter un paragraphe sur tout ça, mais je crois que je suis déjà trop long.

Ou bien plutôt je n’avais pas encore bien compris à quel point les tenailles sont déjà mises en place pour écraser les femmes et pour les obliger à nouveau à se soumettre aux hommes et à dépendre totalement d’eux (je dis « à nouveau » pour évoquer le fait qu’aujourd’hui il est possible pour une femme, au moins juridiquement, de s’extraire de cette obligation).
Je te remercie pour ton commentaire intelligent et clairvoyant qui me met sous les yeux qu’en fait mon raisonnement reste encore aveugle à ce que subissent les femmes.
Ce que tu écris me fait aussi penser au concept de défamilialisation du système de protection sociale – le fait de mettre en place un système de protection sociale qui garantit la possibilité pour n’importe quelle femme d’assurer SEULE sa propre protection sociale, quel que soit son statut familial (qu’elle soit en couple ou pas). La défamilialisation est forte dans les systèmes de protection sociale universalistes (enfin quand ils sont ambitieux, par exemple dans les pays scandinaves jusqu’au années 90-2000), mais elle est très faible dans les systèmes de protection sociale libéraux ou résiduels (où on n’aide QUE les « vrais pauvres » , c’est-à-dire les personnes qui sont dans l’incapacité totale de travailler), et même totalement nulle pour toutes les femmes qui n’ont pas la chance d’avoir un bon job bien payé et associé à une bonne couverture sociale. Et c’est ce vers quoi emmènent les réformes néo-libérales de ces dernières décennies.
Ça fait des années que je pense que l’effondrement sera aussi l’effondrement de l’égalité hommes-femmes (quand les questions de la captation des ressources rares et de la survie vont se poser de façon aiguë, les droits des femmes seront démantelés comme le reste), mais après avoir relu et réfléchi à ton commentaire, ça me paraît encore plus évident 😡

Le lien vers l’interview de Manon Garcia dans Alternatives économiques.