Léo Ferré – « Avec le temps » (en concert au TLP Déjazet)
Dans la chanson française, il y a des artistes (auteurs, compositeurs et interprètes) dont j’aime davantage la discographie, et que j’écoute plus souvent que Léo Ferré. À vrai dire, il y a même pas mal de chansons de lui qui me gonflent un peu, quand il se met à déclamer avec grandiloquence.
Mais là où il est grand, il est pour moi le plus grand, bien au-dessus de Brel ou Brassens, et bien au-dessus aussi des chanteurs que j’écoute avec le plus de plaisir et d’émotion (Manset, Murat, Bashung, Souchon…) « Vingt ans », « Le bateau espagnol », « La mémoire et la mer », « Les anarchistes », « Ça t’va », « Les étrangers »… Ce sont autant de chefs d’oeuvre absolus, à tous points de vue (le texte, la composition, l’orchestration, le chant).
Quant à « Avec le temps », je crois que c’est la plus immense chanson de la toute chanson française. Je le pensais à vingt ans, et puis à trente, et puis à quarante, et aujourd’hui je n’ai pas changé d’avis. Étant donné que ça parle du temps qui passe et qui use, il y a des chances que ça ne change pas…
C’est une chanson sur le désamour, mais pas sur le fait d’être « désaimé », délaissé ou abandonné par une personne dont on est encore amoureux. Ça c’est banal, et ça ne change pas forcément l’idée qu’on se fait de la vie: on est triste, on est dévasté parfois, mais on peut espérer retrouver quelqu’un qui nous aimera autant, peut-être même mieux. Si cela arrive, la blessure se refermera « avec le temps« , voilà tout.
Mais le fait de ne plus se sentir aussi amoureux qu’au début, de se demander parfois ce qu’on a pu trouver à cette personne-là pour se sentir à ce point transporté, c’est beaucoup plus perturbant, parce que ça nous met face à notre solitude existentielle, et ça nous fait douter davantage que cette solitude pourrait être camouflée par le fait de rencontrer une âme sœur. Si « Avec le temps on n’aime plus« , qui nous dit que ça ne pourra pas se produire une autre fois ?
Ce constat-là est bien plus angoissant, mais il est peut-être aussi plus gros de promesses. Comprendre qu’on est seul, irrémédiablement et définitivement seul, c’est avoir une chance de découvrir ce qu’est réellement l’amour: « deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre« , selon la formule souveraine de Rainer Maria Rilke.
Ce qu’évoque « Avec le temps », c’est donc l’amour déçu, la fuite des sentiments et les années qui effacent tout, aussi bien les sentiments que le souvenir du plaisir pris à partager la vie de l’autre, et davantage encore: « Avec le temps, avec le temps va, tout s’en va / On oublie le visage et on oublie la voix » . « L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie, / l’autre qu’on devinait au détour d’un regard« , on ne le voit plus, et même on n’est plus sûr d’avoir envie de le voir. « L’autre à qui l’on croyait pour un rhume, pour un rien, / l’autre à qui l’on donnait du vent et des bijoux, / pour qui l’on eût vendu son âme pour quelques sous, / devant quoi l’on s’traînait comme traînent les chiens« … il ne provoque plus grand-chose, sinon un peu d’ennui et de lassitude, voire d’agacement.
« Avec le temps tout s’évanouit« , et la passion se transforme en ombre. « Avec le temps, on n’aime plus« : l’autre a carrément disparu du tableau.
Cette expérience m’est arrivée une fois, à 20 ans. Je me souviens bien que je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait, et que j’ai lutté de toutes mes forces pendant un moment pour ne pas éprouver ce désamour. En vain.
Dans « Avec le temps », Léo Ferré semble d’abord prendre cette fuite des sentiments avec une certaine résignation, sinon avec philosophie: « Le coeur quand ça bat plus / c’est pas la peine d’aller chercher plus loin / Faut laisser faire et c’est très bien » . L’un des couplets se finit même par « Avec le temps, va, tout va bien« , et on entend aussi une variation sur le thème « On est mieux seul que mal accompagné » (« Et l’on se sent tout seul peut-être mais peinard« ).
Mais il y a aussi dans cette chanson de la révolte, de la colère et de l’aigreur, à l’égard de celui ou de celle avec qui on a passé tant d’années mais qui a le toupet ne ne plus être assez aimable à notre goût: Même « les plus chouettes souvenirs » prennent « une de ces gueules« , et lorsque même le passé est obscurci par le présent, « on se sent floué par les années perdues » .
Et puis vers la fin, Léo Ferré chante aussi des paroles plus amères, et à mon avis bien plus réalistes, sur la peine et le manque qui prennent le devant de la scène lorsqu’on est seul. « Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu« , « Et l’on se sent glacé dans un lit de hasard« …
À sa sortie en 1971, cette chanson sans refrain a rencontré un grand succès qui, paraît-il, a beaucoup agacé Léo Ferré, parce qu’il prétendait l’avoir bouclée en deux heures, et aussi parce qu’elle lui rappelait sa femme Madeleine, qu’il avait fuie pour aller fonder une famille en Toscane.
Ferré était si peu attaché à cette chanson qu’elle a failli ne pas sortir: enregistrée pour le volume 2 d' »Amour Anarchie », elle a été écartée du 33 tours et elle est sortie uniquement en 45 tours, comme si c’était un morceau anecdotique. C’est quand même assez dingue.
J’aime déjà beaucoup cette version originale en studio, mais en concert, « Avec le temps » prend une dimension incomparable. Ferré la chantait presque toujours pour clore ses derniers récitals, en demandant au public de ne pas l’applaudir ni lui demander de rappel, pour qu’il puisse s’éclipser vers sa loge dans un silence de plomb.
Dans cette version enregistrée en 1990 au théâtre Déjazet (qui à l’époque s’appelait le TLP, Théâtre Libertaire de Paris), il y a une chose que je n’aime pas du tout, un passage où Léo Ferré, en vieux monsieur aigri, insulte la femme qui a le malheur de ne plus susciter assez d’amour en lui. C’est assez navrant et pathétique, et cela confirme ce que j’ai découvert il n’y a pas si longtemps: c’était un affreux misogyne.
Mais je la retiens quand même cette version, malgré ce gros point noir, parce que musicalement elle est lunaire.
Léo Ferré est alors âgé (74 ans). Il ne chante plus très bien, sa voix rocailleuse est devenue assez poussive. Mais il est toujours aussi lyrique, toujours aussi flamboyant comme sa chevelure blanche en bataille, toujours autant à fleur de peau, tour à tour explosif et accablé, furieux et sage, tendre et révolté… Il a sans doute fait plein d’erreurs dans sa vie, et il n’a sans doute pas semé beaucoup de bonheur serein autour de lui (je n’aurais pas aimé être l’un de ses proches). Mais il nous a laissé d’immenses chansons, dont celle-ci qui est, j’en suis encore plus convaincu après avoir écrit ce texte qu’avant, la plus immense de toute la chanson française.
« Avec le temps,
Avec le temps, va, tout s’en va
On oublie les passions et l’on oublie les voix
qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens,
«Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid» «