Les morceaux chantés a capella sont rares, sans doute parce que particulièrement casse-gueule: l’à-peu près ne pardonne pas, on court facilement le risque du maniérisme, du « Je m’écoute chanter » et/ou de la performance sportive (« Écoutez comme j’ai une voix impressionnante! Voyez comme je passe facilement d’un registre à l’autre! Admirez mon coffre, ma puissance et mes trois octaves! » ).
Tout cela fait partie de ce que j’ai le plus de mal à supporter en musique – avec les concours de chant. Depuis les années 2000, le public et les médias ont pris l’habitude de confondre chanteur ou chanteuse avec « élève dans une école de chant » , et je trouve que c’est une régression assez terrible, car on se retrouve avec des bataillons de clones qui ont le même style et la même diction, qui se lancent dans les mêmes vocalises, pour épater les mêmes « segments » du public. Au final, la virtuosité de l’emballage masque mal la pauvreté, et parfois la vacuité de ce qu’il y a à l’intérieur…
Rien de tout cela ici: Elliott Smith se contente de chanter ce qu’il a sur le coeur, simplement, humblement. On entend ses hésitations, sa voix un peu tremblante, le son de ses respirations. Les choeurs, qu’il a lui-même enregistrés, font office d’instruments et soutiennent délicatement la magnifique ligne mélodique de la chanson, jusqu’à l’épouser parfois. En se chargeant ainsi de l’orchestration, Elliott Smith crée un écrin soyeux et paisible pour mieux mettre en valeur le message qu’il veut transmettre, pour mieux demander qu’on l’écoute et qu’on en prenne soin avec attention et bienveillance.
Et tout cela donne un bijou de chanson, dont la longueur est XXS mais l’émotion est XXL. De la dentelle, du travail d’orfèvre.
C’est une chanson qui parle d’amour, un amour auprès duquel Elliott Smith a passé sa vie à courir – sa courte vie, puisqu’il est mort à 34 ans de deux coups de couteau dans la poitrine (sans doute un suicide, mais on n’en est pas totalement certain). Il a eu un destin d’étoile filante, ce qui s’explique, comme presque toujours, par les traumatismes de son enfance et de son adolescence. Ses parents avaient divorcé alors qu’il avait seulement un an, et son beau-père était un homme violent qui le battait aussi souvent que sa mère, et qui le dénigrait sans relâche (« You’re not good, you’re not good » , dit-il dans une autre chanson de l’album). À jamais dévasté par cette enfance dramatique, Elliott a connu le destin tragique de tant d’affamés d’amour, trop fracassés pour être capables d’en recevoir, jamais rassasiés, jamais comblés, toujours ballottés et perdus entre mélancolie, dépression et cure de désintox.
C’est une chanson qui parle d’amour, mais d’un amour qui est en train de s’éteindre et qui ne peut que s’éteindre, parce que celui qui chante a une si piètre estime de lui-même qu’il ne peut pas croire une seule seconde que la femme dont il est amoureux l’aime en retour – ou alors c’est qu’elle s’illusionne, et dans ce cas elle va finir par se rendre compte de l’homme minable et méprisable qu’il est en réalité. Si tu pars, dit-il à cette femme, tu m’oublieras vite, parce que je ne vaux guère plus qu’un pauvre nuage de fumée, parce que ce serait une sinistre blague de croire que j’ai une quelconque valeur (« There’s nothing here that you’ll miss / I can guarantee you this / is a cloud of smoke trying to occupy space » ).
Le plus bouleversant chez Elliott Smith, c’est que s’il est sevré d’amour, il n’a pas pour autant renoncé à en exprimer. D’où le titre émouvant de l’album, quelque peu mystérieux pour un francophone: « XO » , ce sont les deux lettres qu’on place souvent à la fin des lettres d’amour dans les pays anglo-saxons – X pour « kisses » (baisers), et O pour « hugs » (étreintes).
Des baisers, des étreintes: en réalité, c’est ce dont nous avons le plus besoin, et ce qu’il est le plus important d’offrir à celles et ceux qui nous sont chers.
« You once talked to me about love,
and you painted pictures of a never Neverland
And I could’ve gone to that place
But I didn’t understand
I didn’t understand, I didn’t understand »