Paru en 1998, « Fantaisie militaire » est un album foisonnant, d’une richesse musicale et poétique exceptionnelle, grâce auquel Bashung a connu une consécration artistique en même temps qu’un grand succès populaire.
Parmi les douze titres de cet albums, plusieurs sont de vrais chefs d’oeuvre. « La nuit je mens » est le plus connu, mais il y en a d’autres que je préfère encore pour leur élégance et leur limpidité, en particulier « Fantaisie militaire » (qui raconte le désarroi d’un homme démuni face au constat que l’amour qu’il éprouvait pour sa compagne l’a déserté), « Aucun express » (qui exprime subtilement que l’amour charnel est le moyen de transport le plus direct « vers la félicité« )… et « Angora » .
Les textes de Bashung, notamment ceux écrits par Jean Fauque, sont réputés pour être souvent assez hermétiques, pétris de jeux de mots, de doubles sens, de métaphores mystérieuses. Dans cette poésie ésotérique, qui (em)brouille les pistes à l’envi, chacun peut trouver un peu ce qu’il a envie d’y trouver. J’avoue que ce Bashung tortueux, ce n’est pas celui que je préfère, mais lorsque l’alchimie fonctionne, c’est quand même à tomber à la renverse.
C’est le cas avec cette chanson. On ne sait pas exactement de quoi ça parle. Il y a bien une allusion claire à un établissement de santé dans lequel le fils de Bashung, asthmatique, a fait un séjour (« Le souffle coupé, la gorge irritée / je m’époumonais sans broncher » – quelle subtile manière d’utiliser les symptômes de la maladie de son fils pour évoquer son propre malaise, sa sensation d’étouffer), et une référence au chat de Jean Fauque (qui s’appelle « Angora »). Mais pour le reste…
Ce qui me transporte dans cette chanson dépouillée, en plus de la voix chaude de Bashung (qui semble chanter la gorge serrée et au bord des larmes), en plus de la superbe mélodie, c’est la fulgurance de quelques formules qui, si elles étaient isolées et publiées dans un recueil de poèmes, seraient de splendides aphorismes.
Les premiers mots de la chanson, par exemple, décrivent à merveille le chemin intérieur qui peut nous mener à plus de liberté et de joie, et le fait que pour y arriver, pour « retrouver le vrai » , il faut parfois s’éloigner de certaines personnes, de certaines relations, de certains lieux, de certaines activités, de certaines habitudes. Laisser derrière soi « la discorde qu’on a semé » , les « regrets » et le « venin » agglutinés. Ici ce travail de nettoyage s’appelle « manier la fourche » et « faucher les blés » .
Ce chemin est un sacrifice qui peut être éprouvant. Quand Bashung a travaillé sur cet album, il sortait d’un divorce très douloureux et d’un séjour en maison de repos, où il avait été soigné pour une dépression dévastatrice. En un sens, cette chanson est une supplique à cette femme pour qu’elle lui revienne, et en tous cas une expression de la détresse d’un homme qui dérive dans la vie comme un « vaisseau maudit » .
Mais cet effort pour « faucher les blés » et pour « retrouver le vrai » , c’est aussi la promesse d’une récolte et d’une ouverture vers quelque chose chose de plus beau, de plus doux (« Sois la soie« ) et de plus serein. Bashung affirme ne plus rien craindre, ni la mandragore, ni son destin.
De fait, la lumière est au bout du tunnel: dans les années qui suivent, il retrouvera l’amour avec Chloé Mons, avec laquelle il enregistrera une version plus-sensuelle-tu-meurs du « Cantique des cantiques » .
Après la pluie, le beau temps…
« Il m’aura fallu faucher les blés,
apprendre à manier la fourche,
pour retrouver le vrai,
faire table rase du passé.
(…)
Le souffle coupé,
la gorge irritée,
je m’époumonais
sans broncher
Angora,
montre-moi d’où vient la vie,
où vont les vaisseaux maudits
Angora,
Sois la soie,
sois encore à moi… »
La très belle reprise de Vanessa Paradis, qui d’habitude m’agace plutôt, me touche beaucoup. Alors certes c’est sage, ça reste très fidèle à l’original (rythme, arrangements…), mais la voix enfantine et fragile sert très joliment le texte.