J’ai un peu hésité à la mettre, celle-là. Non pas que je ne l’aime pas (au contraire!), mais d’abord elle est tellement connue que je ne vais la faire découvrir à personne (or c’est un de mes petits plaisirs avec cette playlist), et puis je n’ai pas spécialement vécu de façon très sauvage, et je trouve qu’il y a un côté un peu ridicule à s’encanailler en chanson quand on est un petit-bourgeois tout ce qu’il y a de plus banal.
Cela dit, le titre de Lou Reed avec lequel j’ai hésité est « Dirty boulevard » , qui décrit la vie dans les bas-fonds de New-York au début des années 80 – ce n’est pas spécialement un monde enchanté non plus.
Et puis comme je le dirai plus bas, il y a dans cette chanson bien des choses que l’on ne soupçonne pas forcément quand on se contente d’en fredonner le refrain.
Alors c’est parti pour une chevauchée « on the wild side » , au coeur de l’album « Transformer » sorti en 1972 et qui décrit de façon saisissante, chanson après chanson, une galerie de portraits désespérés, des adultes mal barrés dans la vie, des zombies plutôt morts que vifs, des rescapés du pavé new-yorkais qui tentent de surnager comme ils peuvent, en essayant de tirer ce qu’ils peuvent de leurs relations désenchantées.
Le titre de la chanson est une expression souvent utilisée par les prostituées américaines lorsqu’elles essayent de ferrer un client, en ajoutant un petit surnom affectueux pour le convaincre de les suivre (« Hey babe » , « Hey sugar » …). C’est donc une phrase qui correspond au fameux « Tu montes, chéri ? » , mais elle est aussi utilisée pour inviter à sortir des sentiers battus, à explorer des dimensions encore inconnues de la vie, à brouiller les pistes, comme aimait à le faire Lou Reed lui-même.
La structure de la chanson est originale: les cinq couplets décrivent en quatre petites lignes chacun une tranche de vie vécue par cinq drag-queens qui déambulent dans New-York (Candy, Holly, Jackie, Little Joe et Sugar Plum Fairy). Holly, par exemple, est un homme qui se rase les jambes pour augmenter ses chances de passer pour une femme. Jackie est une junkie qui se prend pour James Dean après un shoot un peu raide, et qui absorbe du Valium pour essayer de ralentir la descente. etc.
Comme l’a dit le journaliste musical Jean-Marie Pottier, « tous les personnages de cette chanson ont en commun d’avoir eu une enfance difficile ou une famille compliquée » et d’être considérés comme des gens « déviants et inadaptés » , comme des incarnations vivantes de la déchéance humaine et de la décadence d’une société américaine corsetée par le puritanisme. Ils se sont alors tournés vers une nouvelle identité, aidés en cela par « le pouvoir subversif et libérateur de la musique » . Parlant de sa chanson « Rock & roll » , qui raconte la vie d’une petite fille qui s’ennuie, Lou Reed a dit un jour que « Sa vie a été sauvé par le Rock & Roll » , ce que je crois sans peine (adolescent torturé, il avait à l’époque subi des électrochocs). Il en va de même pour ces cinq personnages.
La puissance de cette chanson vient donc de sa dimension sociologique, psychologique et autobiographique: Lou Reed choisit de mettre en lumière le monde des marginaux qui peuplent les nuits de la grosse pomme (prostituées, prostitués, travestis, camés…), auquel il se sent appartenir. Ironiquement, en jouant avec les normes, en se jouant d’elles, en les contournant ou en les subvertissant avec astuce (de même que Lou Reed échappe à la censure en parlant de fellation de façon allusive – « But she never lost her head / even when she was giving head » ) , les paumés deviennent des stars, les loosers deviennent des héros.
Mais la puissance de « Walk on the wild side » vient aussi du contraste entre la violence et la dureté que subissent ces outsiders dans la rue et dans la société new-yorkaise, et l’ambiance musicale feutrée, chaloupée, moelleuse. Nous ne sommes ni sur le pavé, ni dans une cave ou un squat sordide, mais dans un studio d’enregistrement capitonné ou dans un club de jazz raffiné: les balais de la caisse claire, l’alliance subtile entre la basse et la contrebasse, la voix tranquille et nonchalante qui se situe quelque part entre le parlé et le chanté, le « tou, toudou » chanté par Lou Reed ou par des choristes féminines, le sax ténor aérien qui clôture le morceau, tout cela crée une atmosphère douce, rassurante et chaude. C’est comme si Lou Reed offrait au peuple de la nuit un refuge musical dans lequel il peut se sentir accepté, pris en considération, en sécurité, et même choyé.
Tout cela donne une chanson que tout le monde connaît, mais dont pas grand monde ne soupçonne la signification (en tous cas j’ai découvert pas mal de choses en préparant ce partage). C’est souvent à cela, d’ailleurs, qu’on reconnaît les œuvres marquantes, bien plus riches et profondes qu’on le croit de prime abord…
« She said, «Hey, babe
take a walk on the wild side»
I said, «Hey, honey,
take a walk on the wild side» »