Alain Souchon – « Foule sentimentale »

J’ai déjà partagé plusieurs titres d’Alain Souchon dans cette playlist quotidienne, et je ne m’en lasse pas.

D’abord je suis conquis par cet homme, pas seulement par sa musique, ses textes et sa voix, mais aussi par sa personnalité. J’aime sa nonchalance, son côté pierrot lunaire, sa faculté à dire avec des mots tout simples des choses essentielles sur la vie, l’amitié, l’ennui, la fragilité des choses et des relations, la vanité de la plupart de nos occupations et de la réussite, et puis aussi, malgré tout ça, le plaisir que l’on peut prendre à simplement être au monde et à regarder la beauté sous toutes ses formes…

Quand je l’entends parler, je me sens toujours touché, et c’est l’un des rares chanteurs dont je suis certain que j’adorerais le connaître dans la vraie vie.

Si j’aime énormément Alain Souchon, c’est aussi parce que toute sa carrière, il a fait la preuve qu’on peut tout à fait ne vouloir « que des choses pas commerciales » , et pour autant produire à la pelle des tubes élégants, alliances parfaites entre une belle mélodie et un texte séduisant, chantés par cette voix délicate et timide…

Pour moi, Souchon a réussi à atteindre le point de jonction le plus élevé possible, en chanson, entre qualité artistique et succès populaire.

Alors bien sûr on peut lui faire des reproches: parfois c’est un peu facile musicalement et/ou dans l’écriture, la tentation du name dropping est souvent trop présente, socialement c’est très rive gauche… Mais pour moi ces réserves ne comptent pas pour grand chose en face de la ribambelle de merveilles comme « Le mystère » , « La vie Théodore » , « Le bagad de Lann-Bihoué » , « On avance » , « Saute en l’air »… Alain Souchon écrit et chante facilement, ça coule de source, et ça fait du bien – en tous cas ça me fait du bien.

« Foule sentimentale » ne fait pas partie de mes toutes préférées, mais c’est sans doute LE tube de Souchon, celui dans lequel se reconnaissent le plus facilement celles et ceux qui en sont fans, et qui mord le plus sur le grand public des gens qui l’aiment bien, sans plus. Avec ce titre, il a obtenu la Victoire de la chanson de l’année en 1994, avant de recevoir en 2005 la Victoire des victoires (le meilleur titre en vingt ans de chanson française). Ceci est d’autant plus marquant pour Alain Souchon qu’il en a composé lui-même la musique, et que c’est la première fois qu’il a reçu un immense succès en solo, sans le concours de Laurent Voulzy.

Pourquoi cette chanson a-t-elle tant marqué les esprits et les mémoires ? Peut-être parce que c’est en quelque sorte un hymne bobo.

D’un côté, elle dénonce une foule insatiable, qui court après les nouveautés qu’on lui colle sous le nez, qui se laisse étourdir et happer par le gadget dernier cri ou par la tenue ou la coiffure à la mode, et qui confond les besoins essentiels avec les désirs vains, « dérisoires » et impossibles à assouvir.

Dans cette foule-là, les individus finissent par disparaître, ou à ne plus exister que par les objets qu’ils possèdent (« de l’avoir plein nos armoires« ) , par les trophées qu’ils exhibent (des voyages, des voitures, des smartphones, des sacs à main, des montres…), par le statut social qu’ils ont réussi à conquérir.

Dans cette foule-là, ce qui fait le propre de l’humanité, ce qui fait que les gens se reconnaissent et se valorisent, ce ne sont pas les qualités morales ou la sensibilité esthétique, mais c’est simplement le fait de consommer comme un goret (c’est salaud pour les gorets, je sais), et peu importe que ce soit fondé sur une exploitation frénétique, délirante et obscène de la nature et des humains, et peu importent les conséquences écologiques et sociales.

Ce que Souchon condamne dans cette chanson, c’est la société de consommation, la débauche vorace, le culte du paraître et de la superficialité – pour résumer, c’est la « consommation ostentatoire » qu’avait définie l’économiste Thorstein Veblen en 1899 (!) dans son livre « Théorie de la classe de loisir » .

Cette consommation ostentatoire, elle est est ici dénoncée sans violence, sans outrance, mais fermement et sans appel. C’est une chanson de colère, d’une colère douce, peut-être, mais qui n’en est pas moins une colère. Souchon dénonce les marchands du temple qui manipulent nos désirs, qui tirent les ficelles et qui font de nous des marionnettes (« On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né / pour des cons« ).

Mais plus subtilement, il nous prend à témoin et nous montre ce que nous nous laissons devenir: nos désirs nous « affligent » , les « quantités de choses » que nous possédons « nous donnent envie d’autre chose« À quoi bon cette frénésie de consommation, si c’est pour ne jamais être satisfait, si c’est pour vivre dans une perpétuelle frustration ? « Il se dégage / de ces cartons d’emballage / des gens lavés, hors d’usage, / et tristes et sans aucun avantage » .

Freud a écrit « Malaise dans la civilisation » , et ce que Souchon écrit avec « Foule sentimentale » , c’est en quelque sorte « Malaise dans la société de consommation » .

Je dois dire que j’aime assez cette description qui, sans occulter la responsabilité de ces « on » qui nous « proposent » et qui nous « parlent » pour mieux nous asservir (la mégamachine économique, la pub, le marketing, les médias…), s’adresse à nous qui sommes les cibles de ces « on » , pour nous mettre sous les yeux que nous sommes parties prenantes de ce système, et pour nous faire prendre conscience de la tristesse que notre soumission dépose en nous. Il nous tend un miroir et il nous invite à nous y regarder, et à constater amèrement: « Ah le mal qu’on peut nous faire…« 

Mais ce qui fait la beauté de cette chanson, bien sûr, c’est qu’elle décrit aussi une autre foule, sentimentale celle-là. Une foule dans laquelle les individus tiennent à rester fidèles à une toute autre définition de l’humanité: avoir des idéaux, rêver, être solidaire, se parler, s’aimer. Une foule dont les aspirations sont merveilleusement dépeintes par ces quelques mots enfantins: « Du ciel dévale / un désir qui nous emballe / Pour demain nos enfants pâles / un mieux, un rêve, un cheval » .

Là où la société de consommation nous enchaîne, nous alourdit, nous déshumanise et nous transforme en compétiteurs, les humains anonymes qui peuplent la foule sentimentale tiennent à s’alléger, à s’ouvrir, à prendre soin les uns des autres, à se projeter dans un demain désirable pour eux et pour leurs enfants.

À rêver non pas de plus, mais de mieux.

« Foule sentimentale

On a soif d’idéal

Attirée par les étoiles, les voiles

Que des choses pas commerciales »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *