Tom Waits – « Hope I don’t fall in love in you »

Tom Waits est surtout connu pour sa voix, de plus en plus rauque et rugueuse au fur et à mesure qu’elle a vieilli, jusqu’à ce que ces dernières années elle soit devenue carbonisée, ravagée par les ans, les clopes, l’alcool et les nuits sans sommeil.

Mais c’est aussi un auteur-compositeur profondément original, avec un monde à lui qu’il n’essaye pas de contrefaire et d’enjoliver pour plaire et produire des tubes (« Il n’y a pas beaucoup de différence entre ce que j’ai l’air d’être sur scène et ce que je suis. Je pense que les gens aiment ça, que je n’essaye pas de soutirer un câlin » ).

Tom Waits aime à mettre en scène des personnages fragiles, bancals, un peu paumés, mal à l’aise en société, délaissés, bizarres, qui observent et décrivent leurs fragilités, leurs difficultés et leurs ratés avec un mélange de cynisme, de mélancolie et d’humour, et qui rêvent de loin à un bonheur qu’ils sentent inaccessible.

Ces tranches de vie sont souvent racontées à la première personne, et en tous cas elles sont toujours décrites de façon très réaliste et crue. Il paraît qu’il a été beaucoup influencé par les romans et les nouvelles de Jack Kerouac, que je n’ai jamais lu. Pour ma part, ses textes me font penser à l’écrivain américain John Fante, qui disait que la littérature consiste à « imiter la vie » dans tout ce qu’elle a d’imparfait, inattendu, décevant ou enthousiasmant, selon les aléas des événements et de nos humeurs.

« Hope I don’t fall in love in you » est une chanson qui illustre parfaitement la patte de Tom Waits. Elle est sortie sur son premier album (« Closing time » ) , paru en 1973, mais je choisis de partager ici une version acoustique enregistrée un peu plus tôt, et qui est pour moi beaucoup plus puissante et émouvante.

Ce bijou de balade folk raconte de façon intimiste l’histoire d’amour la plus rapide du monde, et pour cause: elle se termine avant même d’avoir commencé.

Un homme timide, que l’on devine quelque peu amoché par la vie, observe dans un bar une fille qui lui plaît, en espérant ne pas en tomber amoureux, de peur d’être blessé si ça devait ne pas fonctionner entre eux. Contrairement à celles et ceux que le fait de tomber en amour surexcite, survolte et fait planer, ça lui file un peu le bourdon (« Falling in love just makes me blue » ). Même la perspective d’être aimé en retour aurait plutôt tendance à l’angoisser (« I hope that you don’t fall in love with me » ) , car qui sait jusqu’où l’aventure pourrait alors l’emmener ? Cet homme est sans doute un solitaire, un gros matou (« tomcat » ) un peu craintif, peut-être même un ours mal léché.

Alors cette fille, bien qu’elle semble l’attirer beaucoup, il ne l’observe que du coin de l’oeil, en prenant garde de ne pas éveiller son attention, en faisant mine de ne pas paraître intéressé.

Elle aussi a l’air de rechercher de la compagnie, elle se fait aborder par d’autres hommes qui lui proposent un verre, mais elle finit par se retrouver avec un siège vide à ses côtés. L’occasion de s’approcher, de lui offrir une cigarette, d’échanger quelques mots… Mais non, restons encore un moment à distance et dans la pénombre, doit-il se dire.

Quand il se décide enfin à l’approcher, juste avant l’heure de la fermeture, c’est trop tard, elle a déjà disparu.

Et c’est alors seulement qu’il prend conscience de ce qu’il est en train de ressentir, alors seulement qu’il s’aperçoit que ça y est, il est peut-être déjà tombé amoureux (« I think that I just fell in love with you » ).

Cette histoire mélancolique et désolée est chantée d’une voix qui est tout aussi rocailleuse que d’habitude, mais qui a en supplément un soupçon de lassitude, et qui est simplement accompagnée à la guitare acoustique. Tout est réduit à sa plus simple expression, à nu, à vif. Tom Waits décrit la pauvre histoire d’un loser (un thème qui revient souvent dans son œuvre, d’ailleurs il a dit un jour en interview qu' »il est difficile de gagner quand on perd toujours » ) , qui n’a pas assez de cran, et sans doute pas assez d’estime de lui-même, pour saisir sa chance.

Dans la Grèce antique, le « kaïros » désignait le moment opportun, la chance qu’il faut saisir quand elle se présente, car l’histoire ne repasse pas forcément les plats. Il prenait les traits d’un petit dieu ailé, qu’on ferait peut-être bien d’écouter plus souvent, au lieu de repousser à plus tard le moment d’oser.

« Now, it’s closing time

The music’s fading out

Last call for drinks, I’ll have another stout

I turn around to look at you, you’re nowhere to be found

I search the place for your lost face, guess I’ll have another round

And I think that I just fell in love with you »

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