Youn Sun Nah – « La chanson d’Hélène »

Écrite par Jean-Loup Dabadie et composée par Philippe Sarde, « La chanson d’Hélène » figure dans la bande originale du film de Claude Sautet « Les choses de la vie » , avec Michel Piccoli et Romy Schneider. Le film raconte l’histoire d’un homme d’une quarantaine d’années, Pierre, qui est plongé dans un coma conscient suite à un accident de la route, et qui se souvient des épisodes les plus importants de son existence, des « choses de la vie » qui l’ont façonné et marqué.

Dans ce monologue intérieur, ce qui obsède cet homme, c’est la nécessité de clarifier ses relations avec les deux femmes entre lesquelles il est tiraillé: son épouse Catherine, avec qui il a eu un enfant mais dont il est séparé, et sa maîtresse Hélène, avec qui il sentait bien que l’histoire arrivait à son terme, et à qui il vient de rédiger une lettre de rupture qu’il n’a pas eu le temps de lui envoyer.

« La chanson d’Hélène » est l’une des plus déchirantes chansons de rupture. Elle est construite comme un dialogue imaginaire entre des extraits de la lettre de Pierre et la réponse qu’Hélène aurait pu faire si elle l’avait reçue.

Les mots prononcés par Pierre, scandés par le piano, sont lucides, froids et distants – en tous cas il préfère en donner l’apparence, pour ne pas se laisser submerger par ses émotions, et peut-être pour ne pas risquer de reculer devant l’obstacle. « Je t’aimais tant Hélène » , mais puisque « C’était l’amour sans amitié » , puisque « Je ne sais plus t’aimer » , alors « Il faut se quitter » . « Il va falloir changer de mémoire » , c’est sans doute douloureux, mais « C’est mieux ainsi » . Les derniers mots de la chanson chantés par Pierre sont glaçants, presque brutaux, et en tous cas sans appel: « Je ne t’écrirai plus Hélène » .

La réponse d’Hélène est sur un tout autre registre: ses mots sensibles, brûlants, amers, d’une tristesse insondable, indiquent l’intensité de son sentiment d’abandon, de son désarroi, de la dévastation et du vide qui l’assaillent soudain.

Elle commence par évoquer avec candeur et tendresse, soutenue par une flûte estivale et par un orchestre chantant, cet amour qui se termine et dont elle ne peut pas croire la fin venue, dont elle ne veut pas croire la fin venue (peut-être le fait de l’invoquer dans sa mémoire va-t-il le sauver in extremis ?): « Avant dans la maison, / j’aimais quand nous vivions / comme dans un dessin d’enfant » .

Puis trois fois elle répète « Tu ne m’aimes plus » , comme s’il fallait se le dire et se le redire pour prendre conscience que c’est bien réel, que c’est bien ce qu’elle a lu, qu’elle n’est pas en train de cauchemarder.

Hélène s’en remettra sans doute, mais pour l’instant elle est vaincue, perdue, dévastée, avec le sentiment que le monde s’est arrêté de tourner et qu’il n’y a plus qu’à tout refermer, et la chambre et le livre, puisque « Le soleil n’y entrera plus » .

Habituellement, je suis très touché par les voix un peu malhabiles, hésitantes, pas tout à fait justes, les voix qui se contentent d’exprimer l’émotion sans chercher à « bien chanter » ou à épater la galerie par des performances vocales impressionnantes, mais désincarnées. C’est ici le cas avec la voix de Romy Schneider, prise par la tension intérieure à laquelle elle semble se contraindre pour ne pas s’effondrer en larmes.

Mais je préfère encore la reprise de la chanteuse sud-coréenne Youn Sun Nah, déjà parce que la voix masculine (Roland Brival) est plus tendre et navrée, mais aussi parce que Youn Sun Nah, en exceptionnelle chanteuse de jazz qu’elle est, est bien sûr plus précise, plus limpide, plus cristalline, mais aussi plus recueillie, plus profonde, plus intime.

Dans la version originale, Romy Schneider semble chanter sur le vif, sous le choc de l’annonce, sonnée par ce qu’elle vient de lire, totalement happée par les émotions qu’elle éprouve, et sans la moindre perspective d’avenir. Tout est obscurci par la perte et par l’absence, à tel point que même l’évocation du passé heureux n’est qu’une source supplémentaire de souffrance.

Youn Sun Nah, quant à elle, donne le sentiment d’avoir eu un petit peu de temps pour encaisser le coup, pour reprendre des forces et pour être capable d’éprouver de la gratitude à l’évocation du passé heureux. Au moment de chanter « Avant dans la maison… » , sa voix se fait paisible, chaleureuse, langoureuse, presque souriante. Et de ce fait, il y a quelque chose comme une lueur: aujourd’hui je souffre, mais je sais que la flamme reviendra. Simplement, Hélène prend ici le temps d’éprouver ce qui lui arrive et d’en témoigner, sur un tempo très ralenti propice au recueillement.

Ce que j’aime aussi beaucoup dans cette version, c’est l’orchestration, délicate et minimaliste. Une contrebasse pincée, la guitare d’Ulf Wakenius (qui l’accompagnait aussi quand je l’ai vue en concert à Beauvais), des froissements troublants en guise de percussions, et la kalimba, un drôle de petit instrument africain dont la sonorité envoûtante est générée par de petites lamelles de métal, et dont Youn Sun Nah joue elle-même. Et c’est tout.

Comme écrin pour les mots d’Hélène et la voix de Youn Sun Nah, cela suffit amplement.

« Ce soir nous sommes septembre

et j’ai fermé ma chambre

Le soleil n’y entrera plus

Tu ne m’aimes plus »

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