Georges Delerue – Confession au clair de lune » (BO « Jules et Jim »)

J’ai revu dernièrement plusieurs films de François Truffaut, et je dois dire que je me suis plutôt ennuyé, sauf devant « Les 400 coups » (notamment pour la dernière scène, éblouissante), et devant « Jules et Jim » .

Tourné en 1961 sur la base d’un roman autobiographique d’Henri-Pierre Roché, « Jules et Jim » est un film sulfureux et subversif (à l’époque il a été interdit aux moins de 18 ans). Il ne contient pourtant pas la moindre scène graveleuse, pas la moindre image d’un corps dénudé, mais la commission de censure n’a pas supporté qu’il donne une image fascinée d’un trio amoureux. Truffaut a eu beau inventer l’expression « un pur amour à trois » , obtenir des lettres de moralité de réalisateurs comme Jean Renoir, rien n’y a fait, c’est l’impression d’indécence et d’immoralité qui l’a emporté.

Ce que la commission de censure n’a pas compris, c’est que le film n’est en rien un éloge de l’amour libre ou des amours vagabondes. La fin, tragique, est éloquente: sur les trois personnages de ce trio amoureux, deux sont emportés par la mort sous les yeux du troisième, ce qui démontre aux yeux de Truffaut lui-même « l’impossibilité de toute combinaison amoureuse en dehors du couple » . « Jules et Jim » ne propose pas en modèle une façon de vivre l’amour de façon autonome par rapport aux normes sociales dominantes: il se contente de suivre, au plus près de leurs hésitations et de leurs emportements, la façon dont trois personnes ont choisi d’accepter ce qui leur arrivait, de vivre à fond l’ambiguïté entre amour et amitié qui leur est tombée dessus comme une tornade.

Le film a aussi séduit par la personnalité et l’interprétation de Jeanne Moreau, qui est elle-même l’incarnation du « tourbillon de la vie » . Charismatique et déroutante, c’est elle qui mène le jeu, qui lance les défis, qui décide du moment où l’on rit et du moment où l’on est sérieux. C’est elle qui choisit, qui se déclare, qui rompt et qui renoue. C’est elle qui entraîne les hommes, aussi bien dans la vie que dans la mort. « Jules et Jim » serait-il donc un film féministe, un hymne aux femmes libérées qui vivent à fond leurs désirs ? Là encore, les choses sont bien plus complexes et sombres, puisque cette éclatante liberté que s’octroie le personnage de Jeanne Moreau, elle en souffre à plusieurs reprises dans le film, et elle finit par la payer au prix fort.

Dans « Jules et Jim » , une scène m’a particulièrement touché, et je l’ai souvent revue: dans une atmosphère féerique de clair de lune, un mouvement de caméra élégant suggère le déplacement nocturne de Catherine depuis la maison de l’un de ses amants vers la chambre de l’autre.

La composition de Georges Delerue qui accompagne cette scène souligne l’ivresse des sentiments en même temps que leur fugacité, l’excitation et l’extase qu’ils provoquent, et peut-être aussi la douleur de ne pas en vivre des plus simples. Les cordes qui entrent en scène à 0’23 semblent évoquer l’hésitation de Catherine: est-ce que je reste avec l’un, est-ce que je rejoins l’autre ? À 1’00, la mélodie ralentit et devient plus stable et ample, donnant l’impression qu’elle a fait son choix. À 1’31, la clarinette, puis la flûte, décrivent la légèreté qui s’empare de Catherine, portée par son désir. Puis à 2’11, les cordes reviennent et emplissent l’espace sonore tout entier, comme si elle était en train de respirer à pleins poumons pour capter et fixer le plaisir qu’elle éprouve… jusqu’à ce que la clarinette ne revienne vriller le coeur à 2’26. Cet amour à trois est beau mais douloureux, douloureux mais beau… comme la vie ?

Tout cela compose un morceau subtil et frissonnant, comme peuvent l’être les émois amoureux, au clair de lune ou en plein soleil.

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