Voilà une chanson que j’ai écoutée des dizaines et des dizaines de fois quand j’étais étudiant, notamment à l’occasion d’une rupture amoureuse qui, à 25 ans, m’avait laissé à ramasser à la petite cuiller, pour ne pas dire à la pince à épiler.
Souvent j’écoutais « J’veux pas qu’tu t’en ailles » tard dans la nuit. Dans mon petit appartement grenoblois, je m’accoudais contre mon balcon, je regardais les rares passants, et j’écoutais plusieurs fois de suite cette chanson dans cette hallucinante version live (je n’ai découvert la version studio et ses arpèges de harpe que plus tard), en repensant aux moments passés, en me reprochant d’avoir « tout gâché » , et surtout en me demandant comment j’allais bien pouvoir m’en relever. Je ne savais pas encore que j’allais bientôt rencontrer la femme de ma vie et la maman de mes enfants – comme quoi il ne faut jamais désespérer.
Cette chanson, je l’aime toujours beaucoup, mais il y a des passages qui aujourd’hui me dérangent.
À 4’53, après une lente montée en puissance et quelques roulements de tambour, Michel Jonasz enflamme le Palais des sports en chantant sa détresse d’une voix qui s’étrangle de douleur et qui se brise de plus en plus, comme s’il se remplissait de larmes et d’effroi à mesure que la chanson avance.
Dans ce passage, certains mots me parlent encore, et il me suffit de les réentendre pour frissonner à nouveau: « Faut pas t’en aller, t’en va pas / Qu’est-ce que j’vais faire ? J’deviendrai quoi ? / Un épouvantail, / un grain de pop-corn éclaté / avec une entaille » . Dans ces moments-là, où on a l’impression que tous les mots qu’on pourrait dire pour supplier l’autre de rester ne seraient de toutes façons que « des graffitis sur du vitrail » , mais où on ne peut s’empêcher de les penser, ce n’est pas une entaille que je sentais en moi, c’était une plaie béante, un véritable gouffre. J’en frémis encore, mais aujourd’hui, avec l’expérience, je trouve un peu vain et même idiot de gémir et de croire qu’une peine de coeur égale la fin définitive du bonheur, tant et si bien qu’on pourrait tout aussi bien se foutre en l’air. Je suis très bien placé pour savoir que c’est faux: fort heureusement, on peut rebondir beaucoup, beaucoup plus haut.
Dans ce passage de « J’veux pas qu’tu t’en ailles », il y a d’autres mots qui me mettent aujourd’hui très mal à l’aise, car ils témoignent d’une volonté de maintenir l’autre sous cloche ou sous contrôle, de l’empêcher de partir, comme si on avait un droit sur elle: « J’vais casser les murs, casser la porte / et brûler tout ici j’te le jure, / arracher les valises que t’emportes (…) / Fais gaffe, fais gaffe à toi, j’vais t’faire mal / T’as peur, tu pleures, eh ben ça m’est égal / T’as qu’à pas m’laisser, me laisse pas… » La détresse n’est pas une excuse, et ce que Jonasz décrit là, c’est typiquement l’état d’esprit des conjoints violents qui passent à l’acte lorsque « leur » femme a le culot de partir. C’est poignant, bien sûr, mais c’est insupportable.
Avec le recul, je me rends compte que si j’aime toujours autant cette chanson, c’est pour des raisons totalement différentes de ce qui me bouleversait quand j’étais étudiant.
Ce qui me plaît, c’est d’abord le souci de communiquer pour aborder une difficulté et pour en sortir « par le haut », comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire grandi, en tant que personne et en tant que couple. « Quelque chose est devenu moche et s’est cassé / Va savoir quand ? » C’est un fait. Mais ça ne veut pas dire que tout est foutu. « Y’a quelque chose qui cloche d’accord / Mais faut voir quoi sans s’énerver » . Pour moi qui ai toujours eu une sainte horreur des conflits, car ils provoquent toujours en moi l’impression qu’on va m’abandonner, je ressens comme un grand progrès le fait d’être touché par cette volonté d’aborder les difficultés en face, de façon adulte, avec la ferme volonté de les régler, sans céder à la tentation de tout envoyer balader.
Mais ce qui aujourd’hui m’émeut le plus dans « J’veux pas qu’tu t’en ailles », c’est l’évocation de ce qui s’est passé bien avant que ce couple parte en vrille, et même bien avant qu’il se forme. Dans les premiers vers, la chanson exprime humblement, simplement, de la gratitude pour la personne avec qui on vit, que l’on a l’impression d’avoir « cherchée partout » , jusque dans les endroits les plus improbables, par exemple en buvant l’eau des rivières pour en voir le fond « et pour en soulever les pierres » , dès fois que l’âme sœur serait cachée juste en dessous. En entendant cela, je me rappelle qu’il ne faut pas manquer une occasion de dire à la femme qui partage sa vie: « Je t’ai cherchée pendant longtemps, je t’ai trouvée, tu me combles, alors je t’en prie, faisons en sorte que cela dure et que le bonheur de vivre ensemble se déploie et nous réchauffe encore longtemps. »
« J’veux pas qu’tu t’en ailles » est une chanson qui exprime de façon saisissante le refus d’une rupture, mais curieusement, à la façon dont je l’entends et je l’aime aujourd’hui, c’est plutôt pour moi une chanson sur la rencontre, sur la renaissance, et sur le désir d’une vie de couple heureuse et épanouissante.
Manifestement, si le temps passe, ce n’est pas que pour le pire.
« J’veux pas que tu t’en ailles
Pourquoi ?
Parce-que j’ai attendu beaucoup
et que je t’ai cherchée partout
À en boire toute l’eau des rivières, pour voir le fond
et pour en soulever les pierres
À couper les arbres des bois, pour voir plus loin
entre New-York et Versailles
J’veux pas que tu t’en ailles«