Youn Sun Nah est une chanteuse de jazz sud-coréenne renversante et fascinante, et ces mots sont faibles.
Elle a été formée au classique et au jazz vocal, elle a joué dans un orchestre de gospel, elle a participé à des comédies musicales, elle est nourrie à la musique traditionnelle coréenne, et elle appris à apprécier la chanson française grâce à ses parents qui en étaient férus.
En 1995, elle a décidé de venir à Paris pour réapprendre la musique dans une ville qu’elle avait rêvée et aimée à distance. Elle a notamment étudié au conservatoire de Beauvais, où j’ai vécu pendant 20 ans, et pendant une dizaine d’années elle s’est partagée entre la France et la Corée, en dehors de ses tournées à travers le monde. Sa love affair avec la France a été telle qu’elle a été décorée en 2009 du titre de Chevalière des Arts et des Lettres.
Bref, c’est une chanteuse qui aime la France, et le public français le lui rend bien.
Dans l’histoire du jazz vocal figurent quelques étoiles formidables. La plupart, en particulier Billie Holiday (qui reviendra d’ici la fin de cette playlist), avaient un grain de voix exceptionnel et original, avec une fêlure qui trahissait une béance dans le coeur. Elles chantaient comme on se met à nu pour dévoiler son être intime, avec toutes ses fragilités et ses drames non encore surmontés. Ecouter Billie Holiday, c’est avoir accès libre à une âme d’une sensibilité extraordinaire.
Mais depuis quelques décennies, le jazz vocal est devenu une industrie où les voix et les personnalités sont très formatées. À part Melody Gardot, il y a beaucoup de belles nanas qui chantent joliment, certes, dont les albums sont convenables pour un fond sonore dans une soirée entre amis, mais qui ne me procurent pas beaucoup d’émotions et qu’il ne me viendrait pas l’idée d’écouter au casque.
Quant à Youn Sun Nah, elle est de celles qui perpétuent la tradition des voix qui saisissent à la gorge et qui prennent aux tripes. Sa manière de chanter est d’une diversité assez stupéfiante. Elle est capable de balayer tout le spectre musical et vocal: elle alterne entre des mélodies psalmodiées comme on berce un nourrisson (notamment sur les chants traditionnels coréens), les chansons d’amour susurrées de façon sensuelle et langoureuse, les morceaux vifs où sa voix s’envole et se déchaîne tant qu’on dirait qu’elle va s’arracher les cordes vocales, le blues fiévreux, le scat exubérant… Youn Sun Nah est un caméléon vocal.
L’aisance dont elle fait preuve est d’autant plus étonnante quand on sait à quel point cette chanteuse est timide (et je le sais pour l’avoir vue sur scène à la Maladrerie Saint-Lazare de Beauvais). Quand elle s’adresse au public entre les morceaux, ou quand elle répond aux sollicitations pour une photo avec elle ou la dédicace d’un album, elle ressemble à une petite écolière surprise de susciter l’intérêt et soucieuse de ne surtout pas déranger. Mais dès que sa formation lance un morceau, la puissance et la subtilité de sa voix, ainsi que sa gestuelle et ses mimiques très expressives, en font une chanteuse au charisme impressionnant, qui occupe à elle seule tout l’espace et le temps, capture les regards, impose sa personnalité.
La force et la fragilité réunies: c’est un lieu commun, mais il s’applique de façon vraiment parfaite à Youn Sun Nah.
J’ai déjà partagé deux reprises de Youn Sun Nah dans cette playlist, « My favourite things » et « La chanson d’Hélène » . En voici une troisième, tout aussi délicate et splendide.
Sorti en 2001, l’album « Same girl » a été acclamé par la critique (Prix du meilleur album de jazz vocal de l’année et parmi les quatre nominés dans la catégorie Grand Prix de l’Académie du Jazz), mais aussi par le public (meilleure vente de disques de jazz de l’année 2011, puis disque d’or en France, ce qui est très rare dans la catégorie jazz).
Youn Sun Nah y est accompagnée par un petit orchestre merveilleux, avec le guitariste suédois Ulf Wakenius, le violoncelliste et contrebassiste Lars Danielsson et le percussionniste Xavier Desandre Navarre. Les trois doivent être cités, car la modestie et l’effacement dont Youn Sun Nah sait faire la preuve, ainsi que la subtilité de ces trois musiciens, construit entre tous les quatre une osmose quasiment téléphatique.
La chanson titre de l’album, « Same girl », a été composée en 1983 par Randy Newman. À l’origine c’est une chanson assez sirupeuse, jolie mais pas transcendante à mon goût. Le texte, néanmoins, est très émouvant: c’est une chanson sur l’amour qui résiste à tout, au temps mais aussi à la décrépitude apparente qu’une femme a subi à cause de la drogue et des années passées à se prostituer dans la rue.
Youn Sun Nah transfigure cette chanson en y injectant une mélancolie poignante, et encore plus de respectueuse douceur que chez Randy Newman. Pour celles et ceux qui étaient déjà conquis par cette chanteuse avant de découvrir « Same girl », l’évidence s’impose: oui, c’est toujours cette même fille, avec cette même voix, cette même présence intense, ce même calme, cette même justesse, cette même audace, cette même maîtrise technique et cette même liberté triomphante.
Le coeur du jazz est toujours battant, et bien vivant.
« You’re still the same girl
with the same sweet smile that you always had
and the same blue eyes like the sun
and the same clear voice that I always
You’re still the same girl
that I love »