Le groupe new-yorkais The National n’est pas très célèbre, mais il a reçu une reconnaissance critique très significative. Il paraît par exemple que Bernard Lenoir, l’animateur de « Feed Back » puis des « Black sessions » diffusées sur France Inter, voyait en eux le meilleur groupe du monde.
Leur musique est un rock élégant et intellectuel, très éloigné des clichés du « sex, drugs & rock’n roll » . L’auteur-compositeur-interprète Matt Berninger, ainsi que les deux paires de frères qui l’accompagnent (ce qui est assez original), ne sont pas du genre à se singulariser par des poses rebelles, des tatouages ou des doigts d’honneur: ce sont cinq hommes sensibles et pudiques, cinq « boys next door » , dont le seul souci est de témoigner de ce qui les habite de façon accessible, séduisante et belle, avec une grande richesse sur le plan mélodique et orchestral.
The National, c’est du rock adulte, ouvragé et complexe, mais qui pourrait être enregistré par vos voisins de palier, car il parle de leur quotidien autant que du vôtre, et il est écrit, composé et chanté par des gars simples et familiers.
Une bonne bouffée d’oxygène.
Les quatre premiers albums du groupe ont été acclamés par la critique, aux USA comme en Europe, mais leur audience est restée assez confidentielle.
Sorti en 2010, le cinquième album de The National, « High violet » , a été reçu avec le même enthousiasme par les chroniqueurs musicaux, mais cette fois-ci le public a davantage répondu à l’appel: « High violet » est devenu disque d’or dans pas mal de pays, et il a même remporté le « Q Award » du meilleur album. Je partage tout à fait cet engouement, à tel point que « High violet » est l’un des disques que je réécoute le plus volontiers, toujours avec le même plaisir.
Ce disque clôture une sorte de trilogie par laquelle The National décortique les émotions caractéristiques de trois âges successifs de la vie d’un homme: l’adolescence insouciante et fragile dans « Alligator » , puis la nostalgie et l’inquiétude d’un jeune adulte dans « Boxer » , et enfin, dans « High violet » , les affres d’un père de famille qui se fait un sang d’encre pour les siens. D’un album à l’autre, Matt Berninger décrit le lent chemin vers la maturité, qui n’est pas forcément synonyme de sérénité, comme en témoignent ses textes plus sombres qu’à l’habitude, et sa voix légèrement traînante et désabusée.
« Afraid of everyone » est de loin la chanson de l’album que je préfère, d’abord pour sa musicalité (j’aime notamment le rythme imposé par le batteur Bryan Devendorf, aussi effréné que la vie qui défile), pour l’intensité de la voix et la subtilité des arrangements, mais aussi et surtout pour son thème, qui est de ceux qui me bouleversent.
La chanson évoque les émois d’un homme qui, récemment devenu père de famille, se demande si ses nouvelles responsabilités ne sont pas trop lourdes pour ses frêles épaules, et qui en est d’autant plus désarçonné qu’il tient plus que tout au monde à les assumer au mieux. Il se demande comment s’y prendre pour protéger sa famille avec des ressources un peu dérisoires (« I defend my family with my orange umbrella » ) , et comment il pourrait garantir son bonheur, ou ne serait-ce que ne pas lui faire du mal (« I try / not to hurt anybody I like » ). On le sent inquiet de commettre des erreurs, et déjà prêt à se reprocher celles qu’il ne saura pas éviter…
Quand je suis devenu papa, j’ai tout de suite ressenti ces sentiments, très fortement. Je me souviens notamment que lorsque nous traversions la France pendant les vacances d’été, une fois que la nuit était tombée et que tout le monde dormait dans la voiture, j’avais une impression de responsabilité que je n’avais jamais ressentie avec autant de force: ce sont les miens, je les aime plus que tout, et je dois prendre soin d’eux… Ce que je décris là, ce sont parmi mes plus grands moments de bonheur et de plénitude.
L’inquiétude pour l’avenir de ma famille, peut-être même la paranoïa, je l’ai également ressentie, tout aussi violemment que le décrit cette chanson. Je sais que ça a suscité beaucoup de lassitude autour de moi, mais cela, je ne l’ai jamais réussi à l’accepter. Comment, si on est un tant soit peu informé, ne pas éprouver une angoisse dévorante en pensant aux difficultés que ses enfants vont devoir affronter dans le monde dévasté qu’on leur laisse ? Je me suis souvent trouvé à porter l’absence d’angoisse des autres, comme je le dis souvent, et c’est un fardeau très, très lourd à assumer.
Pour en revenir à la chanson, elle contient un passage que j’aime particulièrement car il me renvoie à l’un de mes meilleurs souvenirs de papa: c’est le « With my kid on my shoulders » , qui revient deux fois.
Quand mes enfants étaient petits, tous les jours où je n’étais pas à la Fac, je les accompagnais et j’allais les chercher à l’école, et tant que j’en ai eu la force et qu’ils n’ont pas été trop grands, je les ai portés sur mes épaules depuis chez nous jusqu’à la grille.
Il y a quelques années, j’ai retrouvé un petit mot d’Aurore qui finissait par « Quand tu me portes, j’ai l’impression que je vole » . Elle ne le sait pas, mais c’est LA phrase à laquelle je pense quand j’ai besoin de me donner du courage et de reprendre confiance sur le fait que je peux être utile et faire du bien dans ce monde.
Vous qui êtes plus jeunes que moi et qui avez des enfants encore petits, soyez sûrs d’une chose: vous ne pouvez pas imaginer à quel point des menues choses que vous faites vont être importantes durant toute leur vie. Ils rendent au centuple l’amour qu’on leur a donné (là aussi, on récolte ce que l’on sème), et pour moi il n’y a rien de meilleur au monde.
« With my kid on my shoulders I try
not to hurt anybody I like
But I don’t have the drugs to sort
I don’t have the drugs to sort it out, sort it out »