Portishead est un groupe de provinciaux anglais (c’est le nom d’une petite ville côtière), formé notamment de Geoff Barrow, un guitariste ayant travaillé comme ingénieur du son sur le premier album de Massive Attack, et de la fascinante chanteuse Beth Gibbons. Le premier a repéré la seconde dans un pub où elle se produisait avec autant de talent qu’elle manquait d’assurance (j’y reviendrai): ce cocktail l’a scotché à jamais, et comme je le comprends.
Sortie en 1994 sur le premier album de Portishead (« Dummy » ) , « Roads » est assurément l’un des morceaux qui ont contribué à populariser le trip-hop ou le « Bristol sound » , ce cross-over musical venu de nulle part (ou plutôt d’un peu partout). Une bonne partie de la presse musicale britannique a élu « Dummy » comme l’album de l’année, et le groupe a reçu le prestigieux Mercury Music Prize au nez et à la barbe d’Oasis et Blur (qui se tiraient la bourre pour le titre auto-proclamé de « meilleur groupe du monde ») , et de la patronne du rock indé PJ Harvey. Suite à cet accueil critique quasi plébiscitaire, le succès commercial a été au rendez-vous.
Je n’y ai pas contribué, car à l’époque je ne suivais plus du tout l’actualité musicale. Il faut dire qu’en 1994-95, je finissais ma thèse et j’effectuais mon service militaire sur la base aérienne d’Orange (un chouette souvenir, si si). L’année suivante, j’ai démarré ma carrière d’enseignant. C’était aussi et surtout la période où mon coeur et mon esprit étaient tout entier occupés par la rencontre avec l’amour de ma vie, puis par l’emménagement à Lille dans notre premier vrai chez nous, et enfin par la perspective de la naissance de notre premier enfant. Autant dire que la musique était alors assez loin dans l’ordre de mes priorités.
Ce n’est donc que quelques années plus tard que j’ai découvert ce disque, dont j’avais seulement entendu le tube « Glory box » (partagé en jour 155). Je me souviens très bien qu’un jour, un des salariés de la médiathèque de Beauvais, constatant que je ne connaissais pas Portishead, avait pris un air ahuri et m’avait vanné d’une façon qui m’avait bien fait marrer: « Mais tu sors de prison ou quoi ? »
De fait, cette découverte musicale tardive a été plus qu’heureuse, car j’adore la musique sensuelle et chaloupée de Portishead.
Un peu moins cependant que celle d’Archive ou de Massive Attack.
Sans doute parce que la plupart du temps, l’ambiance musicale de Portishead est également assez lourde, parfois limite poisseuse et glauque (notamment sur « Numb » ). « It could be sweet » (titre de la troisième plage de « Dummy » ) , et parfois ça l’est, oui (par exemple sur « It’s a fire », placée pile au milieu de l’album comme pour permettre une respiration lumineuse). Mais pas souvent. « Strangers » , par exemple, est un morceau qui plonge droit dans les ténèbres et qui n’offre pas une once d’espoir de compréhension ni même de communication (« Did you realize / no one can see inside your view » ). Sur presque tout l’album, on est témoin de ruminations poignantes, confident d’angoisses hors de contrôle. « Please could you stay awhile to share my grief? » , demande Beth Gibbons dans le premier vers de « Wandering star » , en tremblant d’être totalement abandonnée à elle-même. À l’occasion de la réédition du disque en vinyle pour ses vingt ans, la journaliste des Inrocks Lélia Loison a parlé de chansons « empoisonnées« , qui « écorchent le cœur et les tripes » . Très bien vu.
Musicalement, l’impression de malaise est redoublée par les lignes de basse enveloppantes, les samples répétitifs, les scratches avant-arrière, les superpositions de lignes sonores. Pour la chanteuse Beth Gibbons, les séances d’enregistrement étaient une véritable torture, alors les parties musicales étaient enregistrées rapidement, puis samplées, retouchées, transformées par des effets sonores variés, réassemblées, mélangées à d’autres échantillons. Tout cela donne l’impression d’un son écrasé, assourdi, désincarné, et j’imagine que si on est un tantinet claustrophobe, cette musique finit à la longue par donner envie de ruer dans les brancards pour retrouver de l’air frais et de la lumière.
Mais le côté captivant de Portishead tient aussi beaucoup, de façon bien plus positive cette fois-ci, à la personnalité de Beth Gibbons et à sa façon de chanter si caractéristique. Son extrême et maladive timidité (elle était tellement traumatisée par les concerts qu’elle arrivait parfois sur scène salement éméchée), sa voix fragile et désenchantée qui flirte avec le plaintif et le torturé… Chez elle, l’émotion semble jaillir par giclées saccadées, comme si elle la laissait sortir d’elle-même à contre-coeur, après avoir lutté de toutes ses forces pour la tenir secrète et pour que personne ne soit témoin de sa vulnérabilité… Sa voix apporte sur chaque morceau une dimension émotionnelle terriblement poignante. Au sein de Portishead, Beth Gibbons est celle qui fait le trait d’union entre les bas-fonds et le septième ciel. Elle est l’âme du groupe (elle a ensuite entamé une carrière solo par un album magnifique, dont j’ai partagé le splendide « Mysteries » en jour 64).
« Roads » est mon titre préféré non seulement de l’album mais de toute la discographie de Portishead.
On retrouve sur ce morceau magistral la rythmique caractéristique du trip-hop, basique mais d’une efficacité mortelle. Ici pourtant, il y a bien plus: cette rythmique est soulignée par des curieux trémolos de guitare électrique qui scandent tout le morceau, par des cordes et par une ligne d’orgue majestueuses, qui se répandent doucement dans notre cerveau comme un fluide glacial dans un labyrinthe, jusqu’à en prendre le contrôle implacablement.
En studio, le morceau est déjà d’une puissance telle qu’il est pour moi impossible de résister à son attraction fatale, pas plus qu’un frêle vaisseau spatial ne peut s’extraire de l’aimantation d’une planète mystérieuse qu’il a imprudemment frôlée.
« Roads » est l’illustration musicale de la théorie du soft power: il n’est pas besoin de montrer les muscles pour s’imposer et tenir en respect – en tous cas le pouvoir ne s’exerce jamais plus sûrement que lorsque la soumission est désirée par ceux-là même qui le subissent. À l’écoute de « Roads » , je n’ai qu’une envie: me rendre, et réécouter ce morceau envoûtant une nouvelle fois, et puis une troisième. Il est doux parfois de s’abandonner au charme délicieux de l’assujettissement, et de remettre son sort entre les mains (et la voix!) de quelqu’un d’autre que soi.
Mais que dire de cette version enregistrée en concert au Roseland de New-York! Ici les orchestrations de cordes prennent davantage de place et rendent la balade encore plus émouvante, sans pour autant que la rythmique trip-hop soit affadie.
Quant à Beth Gibbons, elle apparaît voûtée comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules, accrochée à son micro comme pour ne pas s’effondrer sur elle-même, et presque à chaque pause dans le texte, elle tourne et éloigne la tête du micro comme si elle était effrayée de ce qu’elle a à chanter quelques secondes plus tard. Transcendante de sincérité malgré ses yeux constamment fermés, elle rend les armes et elle se met à nu comme il est rare de le faire, exposant sur son visage grimaçant les stigmates d’une détresse bouleversante.
Écoutez ce « Ouhhhh » aigu qui démarre chaque couplet, et qui me colle des frissons. Comment y être insensible, comment ne pas avoir envie de se précipiter pour la prendre dans ses bras et pour la consoler comme une enfant qui émerge tout juste d’un méchant cauchemar ?
Cette version live de « Roads » est un enchantement qui vrille le coeur. Cette formule, qui vient de me traverser l’esprit, et dont je dois dire que je suis assez content, c’est peut-être une bonne métaphore pour décrire une vie humaine: c’est (ou ce peut être) un enchantement, mais bon sang, que ça vrille le coeur!
Dans les moments de peine et de fragilité, quel soulagement de pouvoir se sentir accueilli, compris et consolé par les arrangements magiques de Portishead et par la voix de Beth Gibbons. Elle se sent seule (« I got nobody on my side » ) , elle ne sait pas encore où elle va (« Never found our way » ) , et cela fait écho à ce qui se passe en nous, bien souvent.
Mais elle chante, et nous l’écoutons. Nous pouvons ainsi nous réconforter mutuellement – en tous cas elle me réconforte.
Merci Beth.
« I got nobody on my side
and surely that ain’t right
Surely that ain’t right
Ohh, can’t anybody see
we’ve got a war to fight
Never found our way
regardless of what they say