Altercoupedumondedefootball (jour 19) – La démocratie corinthiane

Je l’ai déjà dit à propos du Barça, mais le football peut être le théâtre et le support de mobilisations politiques: en voici un nouvel exemple très intéressant.

L’histoire de la « démocratie corinthiane » commence au tout début des années 1980. À l’époque, le Brésil vit sous dictature depuis le coup d’État militaire du maréchal Castelo Branco en 1964, qui met en place une politique sécuritaire très répressive.

Le club des Corinthians de Sao Paulo traverse alors une profonde crise. L’équipe dirigeante est remplacée et le poste de directeur sportif est confié à un jeune sociologue de 35 ans, Adilson Monteiro Alves, qui a effectué plusieurs séjours en prison pour militantisme contestataire. Son premier discours aux joueurs, qui devait durer 10 minutes, se transforme finalement en un échange de plus de 6 heures, qui va déboucher sur une expérience de démocratie participative inédite et audacieuse: « Les joueurs s’expriment, émettent des propositions et débattent, pas seulement de tactique, mais aussi de la vie du club en dehors des pelouses. »

Sous la houlette de trois joueurs en particulier, notamment le très charismatique et christique Sócrates Brasileiro Sampaio de Souza Vieira de Oliveira (ainsi prénommé parce que son père Raimundo était un autodidacte fan de philosophie et de littérature), international auriverde mais aussi titulaire d’un doctorat en médecine (d’où son surnom « Le docteur » ), les Corinthians vont commencer à fonctionner sur le modèle de l’auto-gestion. Chaque décision est soumise au vote, dans le domaine sportif (le choix du coach, le recrutement de nouveaux coéquipiers, l’horaire des entraînements…), mais aussi pour des aspects plus organisationnels (les transports, l’hébergement durant les déplacements, l’accueil des femmes et des enfants dans les hôtels, les relations avec le monde de la culture, le tarif des places au stade…). Le plus étonnant est sans doute que tous les membres du club possèdent le même droit de vote, aussi bien le directeur sportif que les joueurs, mais aussi le personnel administratif, les soigneurs, le jardinier ou le préposé au matériel.

Les joueurs décident aussi de redistribuer les recettes générées par le sponsoring et par la vente des billets de façon équitable parmi tous les membres du club.

L’expérience a paru si innovante qu’elle a donné lieu à un débat organisé à l’Université de Sao Paulo, avec plusieurs joueurs, le directeur sportif sociologue, un publicitaire influent au Brésil et un journaliste. C’est au cours de ce débat qu’a été formulée pour la première fois l’expression de « démocratie corinthiane » .

À partir de l’invention de ce slogan, les Corinthians ont basculé dans la lutte politique et sociale au Brésil. Comme Sócrates l’expliquera en 2005 dans une interview au magazine français SoFoot, « Au départ nous voulions changer nos conditions de travail, puis la politique sportive du pays, et enfin la politique tout court. » Pour devenir ainsi un symbole de lutte contre le pouvoir en place, le club et ses joueurs militants refusent par exemple que le maillot soit floqué au nom d’un sponsor commercial, et ils choisissent d’y inscrire plutôt les mots « Democracia Corinthiana » .

En 1982, la finale du championnat régional a lieu entre Les Corinthians, qui représentent les catégories populaires, et le Sao Paulo FC, plus proche de la bourgeoisie locale, devant 88.000 personnes et des millions de téléspectateurs. Avant le coup d’envoi, Sócrates et ses coéquipiers déroulent une banderole avec l’inscription: « Gagner ou perdre, mais toujours avec démocratie! » Les Corithians sortent vainqueurs de la double confrontation (1-0 à l’aller et 1-1 au retour), avec deux buts signés Sócrates. Cette victoire contribue à renforcer l’aura de la « démocratie corinthiane » , d’autant plus qu’elle sera suivie d’une autre l’année suivante.

Dans toutes ces années, les joueurs des Corinthians participent régulièrement à la lutte pour la liberté, notamment aux côtés d’un certain Lula, qui vient de créer le Parti des Travailleurs. En avril 1984, une manifestation réunissant un million et demi de personnes (selon les organisateurs) est organisée à Sao Paulo dans le sillage du mouvement contestataire appelé « Diretas Já » , qui réclame des élections présidentielles directes. On tend un micro à Sócrates, qui annonce solennellement: « Si l’amendement est accepté, je ne quitterai pas le pays » . Quelques semaines plus tard, la dictature obtient que cet amendement soit repoussé: Sócrates accepte alors d’être transféré dans le club italien de la Fiorentina.

Le mouvement va alors s’essouffler. Les familiers du grand sociologue allemand Max Weber auront reconnu ici l’une des grandes caractéristiques de ce qu’il appelle la « légitimité charismatique »: ce sont des entreprises politiques enthousiasmantes, mais fragiles et souvent éphémères…

Il reste le souvenir d’une expérience réjouissante. « Nous exercions notre métier avec plus de liberté, de joie et de responsabilité. Nous étions une grande famille, avec les épouses et les enfants des joueurs. Chaque match se disputait dans un climat de fête (…) Sur le terrain, on luttait pour la liberté, pour changer le pays. Le climat qui s’est créé nous a donné plus de confiance pour exprimer notre art.« 

Sócrates est mort en 2011 des suites d’une infection intestinale liée à son alcoolisme. Comme le chante José Miguel Wisni, il aura laissé une « touche philosophique au football« : une « philosophie de la bière et de la sueur » .

À part ça, les joueurs et les amateurs de football sont forcément des beaufs et des crétins.

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