Je n’ai jamais été amateur de hard-rock ou de metal – désolé Jean-Michel…
Je me souviens encore de ma perplexité face à certains de mes copains de collège puis de lycée qui ne juraient que par Deep Purple ou Metallica, et qui se baladaient tous et en permanence avec la même panoplie (jean + veste en jean avec le carré de tissu à la gloire de leur groupe préféré dans le dos + sac des surplus militaires couvert de graffitis en bandoulière). Je crois que je me demandais confusément « Mais comment peuvent-ils écouter à longueur de temps des braillards pareils? »
Par la suite, je me suis un tout petit peu réconcilié avec ce mouvement musical, mais seulement un tout petit peu (je persiste à avoir du mal à écouter plus de 10 secondes un titre de heavy metal canal historique). Par exemple je suis devenu un grand fan de la lecture déjantée et incroyablement créative que donne du metal un groupe comme les Pixies, notamment sur le fantastique album « Trompe le monde » . Très récemment, j’ai aussi découvert au hasard d’une page de Michel Houellebecq un morceau de Deep Purple que j’ai tout de suite trouvé magnifique (« Child in time » ), et que j’ai d’ailleurs partagé dans la deuxième saison de mon année en musique.
« Nothing else matters », qui figure sur le fameux « Black album » de Metallica sorti en 1991, est peut-être un signe de plus que je ferais bien de jeter une oreille plus attentive au metal.
Mais peut-être est-ce que parce que ça n’en est plus, justement… En effet, ce disque est connu pour avoir marqué un tournant important dans la discographie de Metallica: les morceaux sont plus courts, leurs structures sont bien plus simples et leurs tempos sont plus lents – bref, cela s’éloigne du heavy metal et ça navigue quelque part entre un metal moins brutal et un rock plus ou moins musclé.
Il n’est pas très étonnant que ce virage ait permis au groupe d’obtenir avec ce « Black album » son plus grand succès commercial (plus de 30 millions d’exemplaires vendus dans le monde), avec en contrepartie une déception exprimée bruyamment par bon nombre de fans de la première heure – certains ont parlé de compromission, d’autres carrément de traîtrise ou même de prostitution. Dans une vidéo assez drôle enregistrée en 2021, on voit les membres de Metallica lire à haute voix, avec un air un peu dépité, quelques commentaires plus virulents les uns que les autres: « Le «Black Album» ? J’appelle ça «l’album merdique» ! C’est de loin l’un des crimes les plus détestables jamais commis contre la musique. » « J’ai acheté ceci lorsqu’il est sorti et j’ai été horrifié lorsque je l’ai écouté. Je l’ai jeté du haut d’un pont et j’ai regardé un camion le défoncer » .
Le sens de la mesure propre aux fans…
Pour ma part, j’aime beaucoup « Nothing else matters » .
C’est une ballade pleine de sensibilité qui commence par une longue introduction d’arpèges joués à la guitare acoustique, et qui se déploie lentement au rythme d’une batterie tonique, avec juste quelques explosions vocales ici et là…
Ah oui, il y a aussi dans cette chanson une minuscule innovation pour un groupe de metalleux: la présence d’un orchestre symphonique! Certes, celui-ci ne s’entend qu’à peine, car le groupe a finalement fait le choix de mieux laisser ressortir le chant tout en émotion de James Hetfield. Mais c’est quand même une drôle de surprise, surtout juste avant un solo de guitare électrique qui réussit l’exploit d’être à la fois ample et sobre.
Ces choix musicaux font de « Nothing else matters » une ballade, et même un slow, mais on est quand même très loin du « Still loving you » sirupeux de Scorpions.
Au-delà du rythme et des sonorités beaucoup plus accessibles que le reste de la discographie de Metallica, ce qui a fait le succès de « Nothing else matters », ce sont les paroles.
Pour beaucoup, c’est une chanson qui décrit comme plus important que tout le reste, et même comme la seule chose qui compte, le fait de cultiver son indépendance et de ne pas se préoccuper de ce qu’autrui peut faire ou penser de nous (« Never cared for what they say / Never cared for games they play / Never cared for what they do / Never cared for what they know » ).
Cette affirmation me paraît très excessive: l’empathie, l’amour, la tendresse, la capacité à profiter des petits bonheurs quand ils se présentent, la compassion et la solidarité à l’égard de tout ce qui est fragile dans ce monde, me paraissent autrement plus essentiels. Et puis il y a aussi quelque chose d’un peu compulsif, et parfois même de carrément maladif, dans le fait de marteler cette envie d’indépendance. En réalité, nous sommes dépendants les uns des autres, que ça nous plaise ou non, et il me paraît assez sain de le reconnaître et de s’en accommoder.
Par ailleurs, j’ai souvent remarqué que parmi les gens qui affirment avec le plus d’aplomb qu’ils n’en ont « rien à secouer » du regard des autres, beaucoup sont en réalité dévorés par un besoin de reconnaissance insatiable, qui les amène à se vanter en permanence, quand ce n’est pas à écraser les autres ou à se moquer d’eux pour se faire valoir eux-mêmes. Je préfère les gens qui admettent humblement que le regard négatif des autres les égratigne ou les blesse, de même que les gens qui laissent voir leurs faiblesses, leurs fragilités, leurs échecs et leurs imperfections (ce sont en général les mêmes). Décidément je préfère la lucidité à l’aveuglement sur soi-même.
Cela dit, il est quand même bien utile de garder en mémoire cette invitation à ne pas trop accorder une attention et une importance excessives au jugement des autres – surtout quand ceux-ci l’expriment d’une façon aussi bête que méchante, sur la base de leurs propres rancoeurs.
Bref.
Pour en revenir à cette chanson, j’aime imaginer que ce à quoi pense James Hetfield quand il écrit que « Nothing else matters » , c’est surtout à sa petit amie, qui lui manquait énormément quand il était en tournée (« So close, no matter how far » ), et à qui il exprime timidement et tendrement tout ce qu’elle lui apporte (« I seek and I find in you / every day for us something new » ). J’aime dans cette ballade la candeur avec laquelle le leader d’un groupe à l’image virile dégrafe son blouson de cuir et laisse entrevoir sa fragilité et son besoin de tendresse et de douceur – ce que certains s’empresseraient précisément de décrire comme de la « dépendance affective ». Est-ce de la sensibilité, ou de la sentimentalité, ou de la sensiblerie? Peu importe, puisque James Hetfield écrit et chante avec le coeur (« It couldn’t be much more from the heart » ).
J’aime et je me sens ému quand un homme décide de jeter par dessus bord sa peur du jugement des autres (« Never cared for what they say » ), non pas pour justifier sa propension à vivre, parler et/ou agir sans se soucier d’eux (c’est si souvent le cas…), mais au contraire pour exprimer son besoin viscéral de se rapprocher d’eux, de les comprendre et de se faire comprendre d’eux, d’être à l’aise au milieu d’eux, de prendre soin d’eux.
Nous sommes des mammifères sociaux, alors l’affection, la tendresse, la chaleur humaine, « nothing else matters » .
« Never opened myself this way »