Depuis quelques années, depuis une thérapie salvatrice, cette courte et splendide chanson me déchire le bide à chaque fois.
Morrissey y rend hommage avec amour, et avec une douceur et une gentillesse infinies, au petit garçon fragile et hypersensible qu’il a été. Il évoque l’incompréhension et le désarroi de ce petit être en blazer et cravate face au constat que les efforts démesurés qu’il s’inflige pour s’adapter aux attentes des autres, se montrer toujours parfait, faire plaisir, donner satisfaction, arborer en permanence un « big bright healthy smile » , etc., ne sont pas reconnus, en tous cas ne paraissent jamais suffisants. Même lorsqu’il s’accroche à la main de son papa (« Holding so tightly / to Daddy’s hand » ), il finit toujours par se sentir désespérément seul, séparé des autres par une vitre infranchissable et glaciale (« that was all / in some distant land » ).
Dans un remarquable livre du psychologue Jeffrey Young, fondateur de la thérapie des schémas, que je conseille à quiconque se sent mal dans sa peau, on trouve ces mots pleins de compassion pour les patients qui, ayant intériorisé dans l’enfance une mauvaise image d’eux-mêmes, ne peuvent s’empêcher d’être leur propre pire ennemi, de saboter leur propre vie, de rester dans une distance mortifère avec les autres, ou au contraire de tenter de se rassurer en épatant la galerie et ou en écrasant les autres de leur puissance, de leur savoir ou de leur ironie: « Il faut que le thérapeute convainque les patients [qu’on les a maltraités] non pas parce qu’ils étaient de mauvais enfants, mais parce que leurs parents avaient des problèmes personnels, ou parce que le système familial était dysfonctionnel. [Ils] étaient de bons enfants qui ne méritaient pas ce mauvais traitement; en fait, aucun enfant ne mérite le mauvais traitement qu’il a reçu. » Autrement dit, ce qui leur est arrivé, la douleur que ça leur a infligé, et même les stratégies de communication inadaptées qu’ils se sont habitués à déployer, rien de tout cela n’est de leur faute: ils ont juste été les fragiles victimes de l’immaturité et des difficultés des grandes personnes à jouer leur rôle, à les entourer, à les rassurer, à les guider, à les encourager, à leur donner confiance.
C’est à peu près cela ce que chante Morrissey (« I’m not to blame » ), avec sa voix toujours aussi douce et précise, accompagnée par une musique lancinante et enveloppante.
Morrissey n’a ici ni récrimination ni rancoeur pour qui que ce soit. Il semble même avoir plutôt de la compassion pour les adultes qui l’ont élevé (car eux aussi, sans doute, ont connu leur lot de misères dans leur propre enfance…). Il s’adresse simplement, d’une voix remplie de désolation et de tendresse, au petit bonhomme qu’il a été, qui se tapit encore en lui, qui gémit pour qu’on vienne le consoler et qui n’ose pas sortir tout à fait le museau des profondes cachettes dans lesquelles il se terre.
Avec cette merveilleuse chanson, Morrissey se tend la main à lui-même, et je ne connais pas grand monde qui n’ait pas viscéralement besoin de ce geste libérateur.
« Used to be a sweet boy,
and I’m not to blame
But something went wrong
Something went wrong »