[Ce partage est dédié à Alexeï Navalny, principal opposant russe au régime de Vladimir Poutine, qui a passé une partie de sa vie en prison, et qui y est mort hier. RIP]
Sorti en 1982, le quatrième album solo de Peter Gabriel est le quatrième et dernier à ne pas porter d’autre titre que son propre nom: les fans ont donc l’habitude de l’appeler « Peter Gabriel IV ».
Lorsque j’étais étudiant, j’ai fait la connaissance à Grenoble de l’un de ces fans, qui est très vite devenu mon « ami de trente ans » (clin d’oeil aux quinquas fans des Guignols de l’info), et même davantage à ce jour. Personnellement j’avais découvert « Pete Gab » par son cinquième album, « So », beaucoup plus pop et commercial, mais surtout illuminé par deux ballades bouleversantes que je place très, très, très haut dans mon panthéon musical (« Mercy street » et « Don’t give up »). Mais Elric était surtout amateur des quatre premiers albums de l’ancien chanteur de Genesis, dans lesquels celui-ci explore plutôt des sonorités prog-rick ou tribales (par exemple à la fin de « The rhythm of the heat », sourde et oppressante, ou sur « San Jacinto », qui s’apparente à une sorte de rite initiatique amérindien).
Elric m’avait pas mal fait écouter « Wallflower » dans son petit appartement au bord du parc Mistral. À l’époque je dois dire que j’étais un peu réservé, peut-être à cause du rythme un peu trop lancinant pour mon goût de l’époque, et surtout à cause d’une voix que je trouvais un peu poussive dans les aigus. Mais mes goûts ont changé… Et puis lorsque j’ai découvert cette chanson, je n’avais pas bien pris la mesure de ce que Peter Gabriel y chante, mais en la réécoutant aujourd’hui je me sens très ému par l’humilité et le respect qui s’en dégagent.
Le texte de « Wallflower » parle de la façon dont étaient traités les prisonniers politiques dans les années 80, notamment en Amérique Latine. C’était alors la grande époque de l’engagement des stars de la musique dans des causes humanitaires (par exemple le fameux Band Aid en 1984), et certains ont sous-entendu que Peter Gabriel a un peu surfé sur la mode en défendant ainsi cette cause.
Mais je trouve ce reproche tout à fait injuste. Il n’y a franchement pas photo entre le « We are the world » dégoulinant de bons sentiments et ce « Wallflower » dans lequel Peter Gabriel, plutôt que de se sculpter une image de chanteur engagé en encourageant les donateurs à la générosité, il ne fait pas que dénoncer que ceux qui se complaisent dans « le silence des pantoufles » (Max Frisch) : il s’engage lui-même à agir à la mesure de ses moyens (« I will do what I can do« ), et se reproche lui-même de ne pas en faire davantage.
La puissance du texte provient sans doute qu’il se contente d’abord de décrire sobrement et avec une émotion intense les conditions de détention terribles (« Six by six, from wall to wall, / shutters on the windows, no light at all« ; « They put you in a box« ) de celles et ceux qui ont risqué leur vie (« You have gambled with your own life« ) pour défendre leurs valeurs et la liberté de leurs contemporains: on ne sait même pas ce qu’ils sont devenus, mais en tous cas c’est un devoir de continuer à penser à eux (« Though you may disappear, / you’re not forgotten here« ).
Musicalement, « Wallflower » transpire l’oppression, mais tente de se frayer un chemin vers l’espoir et la lumière. L’empathie pour le destin tragique des prisonniers politiques est d’abord installée par une longue introduction léthargique faite de sons synthétiques et de légers riffs de guitare qui s’approchent petit à petit, bientôt remplacés par une mélodie gracile à la flûte. Un peu avant la minute, deux pianos s’imposent progressivement pour souligner la gravité du message que Peter Gabriel va nous délivrer. Ensuite arrivent des « Hold on » d’une ampleur impressionnante, une basse sourde et discrète, une batterie pleine d’indignation, et la flûte revient pour s’envoler et préparer le morceau de bravoure qui démarre à 5’35 et conclut la chanson en apothéose.
Je déteste que l’on crache sur l’espèce humaine indistinctement, en minimisant ce que certain(e)s de ses représentant(e)s sont capables de réaliser, avec bravoure et générosité, jusqu’au sacrifice, pour être à la hauteur de ce en quoi ils ou elles croient. Avec « Wallflower », Peter Gabriel fait tout le contraire: il s’incline devant le combat de ces gens qui méritent notre respect, qui tracent un chemin dont bien peu d’entre nous sommes capables (et certainement pas moi). Et il le fait avec la gravité et la sincérité qui conviennent.
Alors je crois que « Wallflower est une grande chanson.
« While the builders of the cages
sleep with bullets, bars and stone,
they do not see your road to freedom
that you build with flesh and bone »