Quand on essaie de démolir un enfant, eh bien malheureusement, très souvent, on y arrive.
Elliott Smith en est la preuve, qui a été littéralement détruit par son beau-père (et aussi par l’incapacité de sa mère à le protéger).
De son vrai nom Steven, le petit Elliott est né en 1969 dans le Nebraska. Ses parents se sont séparés quand il était très jeune, et sa mère l’a emmené vivre dans la banlieue de Dallas. C’est là qu’elle a rencontré un nouveau mari qui, très vite, se mettra à les battre violemment tous les deux. Elliott Smith a fait allusion à cette expérience traumatisante dans plusieurs chansons, par exemple dans « Some song » où il chante « Charlie beat you up week after week, / and when you grow up you’re going to be a freak » .
Dans « Waltz #2 » , l’évocation de son enfance transparaît bien plus clairement encore, avec à la fois plus de subtilité et d’empathie pour le petit garçon qu’il a été, ce qui la rend particulièrement émouvante.
Dans le premier couplet, Elliott Smith évoque un souvenir d’enfance: un soir sa mère a chanté dans un karaoké, totalement inexpressive et dépourvue du moindre sentiment, « like a dead china doll » .
À la fin du second couplet, c’est son beau-père qui est visé dans une litanie de « You’re no good / You’re no good, you’re no good, you’re no good » . On ne sait pas très bien si ce sont les mots par lesquels il humiliait son beau-fils ou si c’est ce que le petit Steven ressassait en pensant à lui, mais en tous cas la colère vis-à-vis de celui qui l’a démoli est poignante.
Dans la suite de la chanson, ce n’est plus le petit Steven qui s’exprime, mais l’adulte fracassé qu’il a réussi à devenir tant bien que mal, et qui s’efforce de faire vivre la petite flamme d’amour qui a survécu en lui, même à l’intention de cette mère qui n’a pas su le défendre et qui, encore aujourd’hui, reste un mystère pour lui. « XO, mom » , chante-t-il d’une voix faible et timide. C’est l’équivalent du « Hugs and kisses mum » ou du « Bisous maman » que l’on écrit à la fin d’une lettre, et comme Elliott avait le coeur large, il lui arrivait même en concert de remplacer ces mots par « I love you, mom » .
Au-delà du texte, le caractère déchirant de ce morceau tient aussi à la musique, une valse à la fois mécanique et sensible, douce et nerveuse, et qui transpire la douleur. C’est une chanson traumatisante et bouleversante pour la fragilité qui s’en dégage. Je crois vraiment qu’il faut être sociopathe pour ne pas ressentir d’empathie pour le petit Steven qui se cache derrière la voix d’Elliott.
Devenu adulte, Elliott Smith a tenté de se sauver grâce à la musique. Les chansons qu’il a composées laissent voir le meilleur et le plus courageux de ce que peut un être humain: en dépit des traumatismes subis, parvenir à être léger et sensible, fin et subtil, doux et paisible avec autrui.
Mais malheureusement pour Elliott, il n’a jamais réussi à surmonter le calvaire qu’a été son enfance. Durant sa courte vie, il a alterné entre des phases de dépression profonde et de toxicomanie aiguë, et lorsque l’existence lui est devenue vraiment insupportable, il a fini par se suicider d’une abominable façon, en se poignardant lui-même.
Je connais beaucoup de gens qui, parlant de la façon dont leurs parents les punissaient par des claques, des fessées ou des humiliations, disent avec un haussement d’épaules que « ça ne les a pas tués » . Presque toujours, je vois bien qu’en dépit de cette affirmation, une partie d’eux-mêmes est déjà morte depuis longtemps. Au moins ceux-là parviennent-ils à survivre…
Elliott Smith, pour sa part, fait partie des martyrs dont la détresse et la souffrance étaient trop immenses et qui ont devancé l’appel pour « en finir », comme on dit tristement. J’espère au moins qu’il repose en paix.
« I’m never gonna know you now,
but I’m gonna love you anyhow »