Sorti en 1984 sur le deuxième album de Talk Talk, ce tube planétaire n’est pas ce que je préfère dans l’oeuvre du groupe londonien, loin de là: les trois merveilleux disques suivants me paraissent infiniment plus riches et luxuriants, et font de Talk Talk l’un de mes 5 groupes préférés, sans aucune hésitation.
Mais quand même, quelle claque. Si tous les « tubes planétaires » pouvaient avoir cette qualité… Celui-ci a 40 ans cette année, nous on a vieilli, mais contrairement à l’essentiel de la « musique des années 80 », celle de Talk Talk n’a pas pris une ride et tient toujours fièrement la route.
En tous cas cet après-midi, c’est à « Such a shame » que j’ai pensé en sortant d’un rendez-vous important durant lequel j’ai éprouvé un mélange de colère, de sentiment d’injustice, d’écoeurement et de honte: comment est-ce possible qu’on soit tombé si bas?
Mark Hollis a écrit cette chanson en s’inspirant de « L’Homme clé », un roman dans lequel l’auteur américain Luke Rhinart raconte la vie d’un psychiatre qui fait ses choix de vie essentiels en lançant les dés, ce qui l’amène à changer de personnalité et de comportements au gré du hasard, et donc à des embardées plutôt choquantes sur le plan éthique. Très marqué par ce livre, Mark Hollis évoque dans « Such a shame » son désarroi, sa tristesse et sa honte face au fait de changer, surtout si celui-ci est motivé par la seule poursuite de ses propres intérêts, au mépris de toute droiture.
« Such a shame » est surtout connue pour son refrain péchu et un peu grandiloquent, mais on oublie trop souvent l’étonnante originalité de son introduction (superbement rallongée dans la version single), dans laquelle on entend pendant une minute des sons curieux, des cris d’animaux et des barrissements d’éléphants synthétisés.
La suite est plus classique, quelque part entre la new wave et la synthpop: une rythmique métronomique, des nappes de clavier lancinantes et des gimmicks de synthés, une basse au son improbable, des notes martelées au piano dans les refrains, un solo de guitare qui surfe sur les claviers… et la voix étrange, presque poussive mais toujours chaude et émouvante, de Mark Hollis.
Durant toute sa carrière, celui-là a mis un point d’honneur à explorer sa propre voie, quitte à s’éloigner du succès. Il a changé, certes, et beaucoup, mais c’est pour aller vers toujours plus de singularité, toujours plus d’exigence, toujours plus de créativité, toujours plus d’humanité.
S’il y a un musicien qui n’a pas à avoir honte de son parcours, c’est bien lui.