Alain Chamfort – « Les microsillons »

Dans le grand public, Alain Chamfort est surtout connu pour quelques tubes délicats qui lui ont donné une réputation de dandy beau gosse et élégant (« Manureva » , « Bambou » , « Traces de toi » …) – à ses débuts il était même souvent réduit à une image de « chanteur pour midinettes » , spécialiste des bluettes sentimentales.

Mais un peu à la manière de Christophe, plus le temps passe et plus Alain Chamfort bénéficie aussi d’une reconnaissance presque révérencieuse de la part de la critique musicale, pour sa carrière d’une rectitude et d’une intégrité impeccables: voilà un homme qui a tranquillement tracé son sillon, sans céder aux modes ou aux expérimentations étranges, sans s’affubler de looks improbables, sans se hasarder à des performances vocales, sans scénographies spectaculaires. Depuis ses débuts, Alain Chamfort n’a jamais fait semblant d’être un autre, il s’est toujours contenté d’être lui-même, d’écrire, de composer et de chanter comme ça lui vient, comme ça lui plaît, sans se soucier de savoir comment cela pourrait être reçu par les producteurs, les programmateurs de radio et d’émissions de variétés, les disquaires ou le public.

Je ne sais pas si c’est l’âge, mais c’est une attitude qui me plaît de plus en plus, et j’ai presque envie de dire qui me soulage. Chez beaucoup d' »artistes » contemporains, le souci de s’exprimer se confond de plus en plus avec la revendication, avec une recherche à tout prix de l’originalité et de l’excentricité, d’une façon qui me paraît de plus en plus ostentatoire, de plus en plus irrespectueuse et indélicate pour les gens qui ont le toupet de ne pas être emballés, de plus en plus ridicule et parfois même pathétique (je pense par exemple au récent caprice de la chanteuse Yseult, tellement convaincue de la qualité exceptionnelle de ses morceaux qu’elle n’arrive même pas à comprendre qu’on puisse les trouver navrants). Cette façon qu’ont beaucoup d’artistes auto-proclamés de déborder d’eux-mêmes me gonfle de plus en plus.

Alain Chamfort est aux antipodes de tout cela. Peut-être que ça a pénalisé sa carrière à certains moments, mais peut-être est-ce l’inverse. En effet il y a un grand avantage à ne pas se soucier des modes et des réactions que l’on suscite: si pour certain·es on est toujours suranné, toujours d’un autre temps, toujours ringard, pour d’autres au contraire on est toujours à l’heure, toujours de son époque, toujours capable de toucher au cœur.

Quoi qu’il en soit, la beauté, la tendresse, la douceur, l’humilité, le goût du travail bien fait, voilà autant de qualités et de valeurs qu’Alain Chamfort met un point d’honneur à tenter de personnifier (dans une interview il parle de son désir de « s’extraire de la folie ambiante » ), et fort heureusement il y a encore beaucoup d’êtres humains pour qui ces choses-là ne sont pas dénuées de sens.

Lorsqu’il publie en 2018 son quinzième album studio, « Le désordre des choses » , Alain Chamfort a 69 ans depuis peu, et déjà cinquante ans de carrière derrière lui. Ce disque a été décrit par Télérama comme « une ode au fatalisme et à la résignation » , comme si la vie et la mort nous tombaient par hasard « et qu’entre les deux on n’a qu’à attendre que ça passe. »

Ces formules sont assez justes, mais encore faut-il ajouter qu’Alain Chamfort, comme toujours, veille à ce que ça se passe avec élégance et quant à soi: il suggère plus qu’il n’assène, il chante sans jamais pousser la voix, il compose ses clips avec des images d’archives pour rendre hommage aux artistes avec lesquels il a travaillé… C’est du travail d’orfèvre, plein de finesse, léger comme la flèche d’une cathédrale gothique, en dépit des thématiques parfois sombres abordées par les textes.

Car « Le désordre des choses » est un album dans lequel Alain Chamfort évoque le temps qui passe et confesse ses interrogations existentielles. Simplement il en parle avec pudeur, comme un invité qui veille à ne pas s’imposer, prend bien soin d’essuyer ses pieds ou de retirer ses souliers avant d’entrer, est attentif à poser des questions à ses hôtes et à leur laisser le temps de répondre. « J’arrive à un âge où on peut se poser un certain nombre de questions; elles sont traitées dans cet album d’une manière plutôt légère et qui reste distrayante, je trouve. » « On imagine toujours qu’on va faire des choses, on prend des grandes décisions, et au moment de les appliquer, on n’est plus tellement sûr, parce que ça remet en question trop de choses en nous. (…) On projette des espoirs, on se fixe des objectifs, et tant qu’on ne les a pas atteints, on est obnubilé et on voit notre vie passer plutôt que de profiter des choses qui nous arrivent. C’est des questions que tout le monde se pose. C’était agréable de les traiter dans des chansons d’une manière assez digeste, pas pesante. » Ces extraits d’interview disent tout d’Alain Chamfort, de son souci de produire des chansons à son image – des chansons soignées, sobres et pleines de distinction, et qui n’ont rien d’importun.

J’en connais qui trouvent ça petit-bourgeois, et il y a du vrai dans ce jugement. Mais dans l’océan de médiocrité à quoi ressemble de plus en plus la musique populaire, avec ses autotunes, ses textes consternants et ses regards arrogants, je dois dire que j’y vois une vraie respiration.

« Les microsillons » est la chanson par laquelle j’ai découvert ce disque. Un peu comme sur « Quand j’s’rai KO » de Souchon, mais avec plus d’acceptation et même de nonchalance, Alain Chamfort s’y décrit en homme marqué par les « nuits difficiles » et par les « traces indélébiles de la vie » . Les épreuves, les difficultés, le poids des ans, « tout est sur la figure » et sur la « peau vinyle » , sous la forme de « microsillons » et de « rayures » qui s’approfondissent petit à petit.

Mais Alain Chamfort ne parle pas du vieillissement en s’apitoyant sur son sort ou en se plaignant. Au contraire, il essaye d’en tirer quelque chose de beau, qui puisse continuer à donner envie à la femme qui accompagne ses jours: « Passe ton doigt sur les microsillons / autour de mes yeux le long de mon front (…) De rides heureuses en fines pattes d’oie, / Il y a des berceuses sous tes doigts / Ballades amoureuses, ineffables joies / que les années creusent malgré moi » . Dans cette métaphore filée, sublimement charnelle, le chanteur vieillissant invite son amoureuse à se muer en diamant qui court sur sa peau et qui le fait vibrer, pour l’aider à créer encore de « fragiles mélodies« . Cette chanson est ainsi un remerciement à la femme qui veille sur son déclin, et qui rend celui-ci plus supportable, et même aimable. Moi qui suis très ému par les couples qui réussissent à vieillir ensemble, je trouve cela extrêmement touchant.

Mais puisque la femme qui l’accompagne désormais est nettement plus jeune que lui, et puisque selon l’ordre des choses il quittera sans doute ce monde avant elle, Alain Chamfort l’invite aussi,à travers cette chanson, à se souvenir de lui quand il sera mort.

Cette chanson touche une corde très sensible chez moi, car j’aurais aimé être l’homme d’une seule femme et vieillir avec elle. La vie n’en a pas voulu ainsi, c’est comme ça…

Mais si cette chanson me touche, c’est aussi parce que plus largement, une bonne partie des choses que je fais, je les fais entre autres raisons parce que j’ai envie que les personnes que j’aime se souviennent des traces positives que j’aurai laissées dans ce monde, et (je l’espère) aussi dans leur vie. Alors si j’étais chanteur, je suis sûr que je pourrais fredonner avec beaucoup d’émotion les derniers vers de cette magnifique chanson:

« T’en souviendras-tu toutes les chansons

que le temps a gravées au plus profond?

(…)

Les chanteras-tu toutes les chansons,

lorsque la vie m’aura coupé le son? »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *