Figurant sur le premier album « Dummy » (1994), qui s’est d’emblée posé comme l’album référence du trip-hop, et qui est l’un des disques les plus marquants de la décennie, ce morceau symbolise à merveille la désespérance dandy qui était propre à Portishead.
Il commence par ces mots chantés d’une voix lasse et désolée par Beth Gibbons: « I don’t want to hurt you » . Et c’est peu dire que cette chanson ne blesse pas l’oreille: au contraire elle la caresse délicatement, comme sait si bien le faire le trip-hop en général, et Portishead en particulier.
Musicalement, on retrouve ici tous les ingrédients traditionnels du trip-hop: une mélodie entêtante qui lorgne vers la soul, une ambiance sourde et subtilement anxiogène, un rythme léthargique scandé par une caisse claire cinglante et sèche comme les tablettes de chocolat d’un boxeur super-plume, une ligne d’orgue numérique, et des scratches et des crépitements évoquant le bon vieux son du vinyle.
Tout cela est d’autant plus propre à évoquer le spleen que la voix fragile et tourmentée de Beth Gibbons exprime elle aussi une douleur lancinante – elle feule plus qu’elle ne chante, toujours sur le fil du rasoir, à la limite de s’étrangler dans les aigus. Le soupir qu’elle lâche à 3’25, à peine imperceptible, résonne comme une reddition…
Quant au texte, tout aussi languissant que la musique, il raconte la fatigue d’une femme qui constate avec douleur le tour médiocre qu’a pris la relation amoureuse dans laquelle elle s’abîme, avec son lot de reproches (« I ain’t guilty / of the crimes you accuse me of » ), de peurs (« But I’m scared of what we’re creating » ), d’incompréhension et de sentiment d’injustice (« This life ain’t fair » )…
Et pourtant, chante cette femme, cela pourrait marcher entre nous, comme dans un rêve. Si seulement nous savions nous écouter, si seulement nous étions vraiment attentifs l’un à l’autre, oui, ça pourrait être doux… mais ça ne l’est pas, ou ça ne l’est plus.
Ce sentiment d’incomplétude et de gâchis l’aidera peut-être à sortir de cette relation si frustrante.
Mais qu’elle fasse attention, car il se pourrait aussi que ce même sentiment la maintienne dans le fantasme et le regret (« ça aurait pu fonctionner… »), et qu’il la rende donc indisponible pour une autre histoire.
J’ai connu ça dans les dernières années de mon mariage, pendant longtemps, beaucoup trop longtemps. Ça pourrait encore être doux, ça aurait pu être doux? Vient un moment où il faut admettre que si ça ne l’a pas été, ou pas assez, ou si ça ne l’est plus, c’est peut-être que l’on s’est bercé d’illusions, que ce n’était pas possible, ou plus possible. Et alors il vaut mieux en tirer toutes les conséquences… en tâchant de faire en sorte que ce soit avec la même douceur que dans la voix de Beth Gibbons.
« It could be sweet
Like a long forgotten dream »