Durant sa (beaucoup trop) courte vie, Jeff Buckley n’a publié qu’un seul vrai album, le merveilleux « Grace » , qui porte si bien son nom. Il existe de lui beaucoup d’enregistrements en live, un peu inégaux mais souvent excellents ou carrément fascinants, et qui donnent une petite idée de l’extraordinaire expérience que ça a du être de l’entendre et de le voir sur scène, surtout dans les petites salles de ses débuts (par exemple le Sin-é, à Manhattan).
« Sketches for my sweetheart (the drunk) » est parfois décrit comme le deuxième album de Jeff Buckley, mais en réalité c’est une compilation de morceaux qu’il a commencé à travailler et à enregistrer en 1996, deux ans après la sortie de « Grace » , dans des sessions avec Tom Verlaine, l’ancien leader du groupe new-yorkais Television. Il ne s’agit donc pas de chansons abouties : certaines sont peut-être assez proches de ce qu’aurait été la version finale, mais d’autres auraient sans doute été beaucoup retouchées, ou carrément remisées au placard, dans le purgatoire des futures « rarities » ou « Bootleg series » . D’ailleurs Buckley n’était pas du tout satisfait de cette session : il s’est débarrassé de tous les enregistrements et il est parti à Memphis avec son groupe, pour recommencer le travail de zéro. C’est là qu’un soir de mai 1997, il s’est baigné dans le Mississippi et il s’est noyé, à l’âge de trente ans seulement, sans qu’on sache si c’était un suicide, ou un accident causé par l’ivresse… ou une façon de flirter avec le suicide en se mettant inconsciemment en danger.
Toujours est-il que Jeff Buckley n’avait laissé ni enfant ni testament, si bien que tous ses biens sont revenus à sa mère, Mary Guibert. Quelques temps après les funérailles de son fils, celle-ci a appris que Sony avait démarré le mixage et la production des enregistrements qu’il avait réalisés avec Tom Verlaine, en dépit du souhait qu’il avait expressément formulé de ne pas les publier. Elle en a été très irritée, ainsi d’ailleurs que le groupe de Jeff Buckley, et dans un premier temps elle a exigé que le travail de production soit arrêté. Mais bien entendu, la maison de disques Columbia (et la maison-mère Sony) ne l’entendait pas de cette oreille : quand on détient une poule aux œufs d’or, c’est difficile de ne pas vendre ses oeufs, surtout quand a dépensé pas mal d’argent pour l’aider à pondre. Après d’âpres négociations, Mary Guibert, très soucieuse que l’héritage de son fils ne soit pas exploité à la va-vite et n’importe comment, a finalement consenti que certains enregistrements, considérés comme les plus « utilisables » , soient publiés, sous la forme d’un double album composé d’enregistrements avec Tom Verlaine dans leur version brute sur le premier disque, et de démos sur magnéto qui attendaient d’être travaillées en groupe sur le second.
Bref, la sortie de ce disque n’a pas été un long fleuve tranquille, et il est tout à fait abusif de le considérer comme un disque « de Jeff Buckley » .
Au final « Sketches for my sweetheart (the drunk) » est un double album à qui on aurait pu faire subir une petite cure d’amaigrissement, et qui est sans soute loin de ce que Jeff Buckley lui-même aurait enregistré à Memphis, ou ailleurs. En effet, c’est moins bon, clairement, que ce qui précède. Si on me disait là tout de suite que je ne pourrai plus jamais écouter de ma vie « Grace » , je serais sous le choc et je me demanderais comment faire pour graver le mieux possible dans ma mémoire chacune de ses chansons. Pour ce deuxième album, je ne vais pas dire que ça me ferait ni chaud ni froid, mais enfin ça ne changerait rien à ma vie.
Mais de là à considérer, comme le perfectionniste pathologique qu’était Jeff Buckley, que les morceaux enregistrés pour « Sketches for my sweetheart (the drunk) » ne valaient rien, non, il ne faut quand même pas exagérer. En réalité cette compilation n’a pas seulement le côté émouvant d’un album posthume. Elle est inégale, certes mais elle est intéressante, ne serait-ce que par sa diversité, signe de la variété de ses inspirations : on y trouve du rock bluesy (« The sky is a landfill » ), de la soul (« Everybody here wants you » ), de la pop un peu teintée de new-wave (« Vancouver » , « Nightmares by the sea » ), du swing (« Witche’s rave » ), et même un morceau curieusement new-age (« You & I » , méditation chantée quasiment a capela, avec juste une nappe vaporeuse de réverbération). Tout cela manque d’homogénéité et reste loin des cimes de « Grace » , c’est entendu. Mais si c’est une ébauche ou un brouillon, je connais des pelletées de chanteurs qui s’en contenteraient. En tous cas ça donne des regrets à l’idée de ce que ce disque, et les suivants, auraient pu être (comme Jeff Buckley le chante justement dans la chanson que je partage ce soir, « You had so much to give » ).
D’un autre côté, voilà au moins un artiste qui sera parti dans la fleur de l’âge et avec une image immaculée, qui n’aura pas subi le poids des ans (il aurait aujourd’hui 58 ans, trois seulement de plus que moi, autant dire qu’il aurait basculé du côté obscur des Tamalou), qui n’aura pas sombré comme une vieille gloire du rock qui tente un come-back pour payer ses impôts ou ses pensions alimentaires. On se console comme on peut…
Quoi qu’il en soit, au beau milieu de ce patchwork qu’est « Sketches for my sweetheart (the drunk) » , on trouve quelques belles pépites, à commencer par « Morning Theft » , une balade soft-rock mélancolique dans laquelle la voix d’ange de Jeff Buckley fait merveille, surtout quand elle prend subitement de l’ampleur à 1’44, ou quand elle s’envole à 2’44 pour chanter le manque des personnes qu’il aime (« I miss my beautiful friend » ). Quelle légèreté, quelle grâce, quelle sensibilité…
J’ai pleuré comme un gosse quand j’ai appris la mort de Jeff Buckley en 1997 (je me souviens encore très exactement où j’étais), et je le pleure encore parfois quand je l’écoute.
« Meet me tomorrow night,
or any day you want »