Dans l’un de ses livres, le grand anthropologue français Claude Lévi-Strauss a parlé de « la grandeur indéfinissable des commencements » , en évoquant notamment les sociétés et les civilisations, ce qui fait que nous sommes toutes et tous environné·es de choses qui nous dépassent infiniment, qui étaient là bien avant nous, et qui façonnent la moindre de nos pensées, de nos croyances et de de nos actes.

D’une certaine façon, cette chanson marque pour Pulp un commencement, d’abord parce qu’elle figure dans celui de ses albums, le quatrième (« His and her’s » , sorti en 1994), qui lui a enfin permis de rencontrer un succès plus que mérité, notamment grâce à ce titre, premier single classé assez haut dans les charts en Angleterre. Avec ce disque, le groupe de Sheffield s’éloigne de la new-wave saturée de claviers et souvent assez glauque du précédent (que j’aimais aussi beaucoup), et il offre l’un des premiers chefs d’oeuvre britpop (on est la même année que le « Definitely maybe » d’Oasis et le « Modern life is rubbish » de Blur). L’univers musical de « His and her’s » est lyrique et classieux, sombre et captivant, avec une façon si spéciale de raconter chirurgicalement et sans pathos inutile la vie tourmentée de la jeunesse anglaise, l’oscillation entre le désœuvrement et le désir, entre la mélancolie poisseuse et de brefs élans d’enthousiasme, entre le dégoût de soi et la fierté bravache.
« Do you remember the first time? » est aussi une chanson qui parle d’un commencement, mais celui-là n’a rien de grand, bien au contraire : il s’agit du récit par le chanteur et leader de Pulp, le dandy mélancolique Jarvis Cocker, de sa première expérience sexuelle. C’est le moins que l’on puisse dire qu’il en a un souvenir assez sordide (« I can’t remember a worse time » ), mais ça ne l’empêche pas de parler à son amant d’un autre homme sans s’embarrasser le moins du monde de sentiments, en évoquant ce qu’ils font ensemble et son envie qu’il revienne malgré tout (« Now I don’t care what you’re doing / No I don’t care if you screw him, / just as long as you save a piece for me » ).
Bien sûr, ces paroles cyniques ont semblé impudiques et choquantes à certain·es. Mais à l’inverse elles ont résonné dans le cœur de beaucoup qui, au même âge, ou plus jeunes, ont pu y voir la confirmation qu’ils ou elles n’étaient pas seul·es à vivre les mêmes affres. L’une des choses que je préfère dans la musique populaire, c’est précisément cette capacité à décrire de façon simple des émotions et des réalités universelles, dans lesquelles n’importe qui peut se projeter et trouver un peu d’aide pour tenter de vivre mieux, ou disons un peu moins mal.
Comme souvent avec la britpop, cette histoire de loser un peu pathétique est décrite sur un rythme rapide et une musique pop sophistiquée, luxuriante et entraînante, avec des nappes de synthé qui enveloppent, des riffs et des arpèges de guitares qui cinglent et tournoient, des arrangements soigneux, une mélodie accrocheuse et entêtante au refrain, une succession de passages ralentis et de brusques accélérations (et le chant de Jarvis Cocker, lui aussi, alterne entre le registre grave, la voix claire, des envolées dans les aigus…) C’est donc musicalement aussi que Pulp parvient à rendre à merveille les montagnes russes des battements du cœur, le caractère cyclothymique des émotions d’un jeune homme mal dans sa peau et qui se cherche, comme je l’étais encore en 1994 (cela dit suis-je devenu autre chose, j’aimerais en être sûr mais je ne le suis pas vraiment…)
J’adore ce groupe, j’adore ce morceau.
« But you know that we’ve changed so much since then »