Bernard Lavilliers – « On the road again »

Parue en 1988 sur son album « If » , cette chanson correspond à un projet que Bernard Lavilliers nourrissait depuis longtemps : écrire une chanson sur Louis Mandrin, le fameux bandit de grand chemin du 18ème siècle qui, selon la légende, ne volait que pour partager son butin avec les pauvres, et qui fut supplicié et exécuté en place publique à l’âge de trente ans. Il y avait dans cette histoire beaucoup d’éléments susceptibles de plaire à Lavilliers : l’engagement pour la justice sociale (il venait d’un milieu modeste, père ouvrier et syndicaliste et mère institutrice), le goût pour le voyage et l’aventure, le sens de la fraternité, et peut-être aussi le fait que Mandrin était né et mort à quelques dizaines de kilomètres de sa propre ville de naissance, la populaire Saint-Étienne…

Le texte reprend le style d’écriture propre à beaucoup de chansons traditionnelles dans lesquelles une histoire est racontée avec des mots simples et imagés. L’histoire dont il est question ici, c’est celle de la vie menée en marge de la société par une petite communauté de brigands fiers et vigoureux, n’ayant peur de rien et certainement pas de la camarde (« Nous étions jeunes et larges d’épaules, / bandits joyeux, insolents et drôles / On attendait que la mort nous frôle » ), sachant très bien le destin qui les attend (« Il fallait bien qu’un jour on nous pende » ), se souvenant avec tendresse de ceux qui ont déjà été attrapés (« Elle nous a pris les beaux et les drôles » ).

Comme l’indique le titre choisi par Bernard Lavilliers, « On the road again » est enfin l’hymne de sa carrière et de sa vie, un autoportrait en poète baroudeur, lui qui a beaucoup parcouru le monde depuis sa jeunesse, et dont beaucoup d’albums et de chansons ressemblent à des carnets de route. Ce n’est pas seulement que Bernard Lavilliers aimait les voyages, ce n’est pas seulement qu’il a beaucoup voyagé : il était le voyage, sa vie était voyage. Partir et revenir, tel est pour lui l’une des plus belles et excitantes aventures de la vie, celle-ci n’étant d’ailleurs elle-même qu’un bref voyage entre deux éternités de néant (« N’y pense plus, tu es de passage » ).

Comme la plupart des choses qui comptent vraiment, cela venait de l’enfance, puisque le petit stéphanois a forgé son imaginaire de l’ailleurs pendant qu’il était cloué chez lui et alité par une maladie pulmonaire, puis à la manufacture de Saint Étienne où il avait rejoint son père à seulement quinze ans, après avoir abandonné l’école et s’être égaré dans des bagarres et des larcins divers… La musique a alors représenté pour lui une opportunité d’évasion : comme il l’a dit dans une séquence de Champs-Élysées que je viens de regarder pour écrire cette chronique, il a d’abord fait du rock parce que c’était une manifestation de la violence que l’on subit quand on se lève à 6 heures du matin ou quand on travaille de nuit pour gagner pas grand chose, et puis il a très vite été attiré par les musiques des Caraïbes ou du Brésil, parce qu’elles représentaient pour lui le rêve d’une vie ensoleillée dont on a besoin quand on a « le dark sky » au-dessus de la tête, quand on est « un môme de seize ans qui se dit qu’ailleurs, peut-être c’est mieux. »

« On the road again » exprime le sentiment de libération qu’a représenté le voyage pour Bernard Lavilliers, la gratitude quant à la façon dont cette vie l’a façonnée et extrait de la grisaille stéphanoise. Pour lui la route n’a pas seulement été une source d’inspiration, mais elle a été fondatrice, sinon salvatrice.

Mais il ne s’agit pas d’une simple invitation au voyage, auquel cas il ne serait qu’une sorte de Antoine bobybuildé, qui plus est doublé d’un égoïste insouciant du sort de celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de voir d’autres horizons que celui de leur machine outil ou de leur caisse enregistreuse. Ce dont il s’agit aussi dans cette chanson, c’est d’un hommage à tous les voyageurs, notamment à celles et ceux qui se mettent en route parce que la vie les y oblige, comme par exemple les Irlandais qui partirent vers le Nouveau monde pour fuir la famine : c’est pourquoi Bernard Lavilliers mêle son évocation de Mandrin avec la description d’une bande de camarades dont l’action se situe en Irlande. D’ailleurs il n’est pas du tout touriste dans l’âme : s’il a sillonné la planète sans relâche, il dit lui-même qu’il ne cherchait rien d’autre que des faubourgs dangereux, des routes perdues et des bars disgraciés, pour en faire des chansons.

L’album sur lequel figure « On the road again » s’intitule « If » , en référence au fameux poème de Rudyard Kipling qui égrène de multiples fois « Tu seras un homme, mon fils » . Je crois que cette chanson décrit une manière d’être un homme qui me plaît beaucoup : ce ne sont pas tant les muscles qui comptent (quoique le Bernard ait de sacrés biscotos), mais c’est plutôt l’humanité, la capacité à prendre des risques ou même à se rebeller s’il le faut, surtout si tout cela s’exprime avec sensibilité et poésie. Bernard Lavilliers a lui-même dit un jour que sa conception de la vie, c’est « prendre des risques, écrire vite, et vivre beaucoup » .

Je me souviens que quand cette chanson est sortie, elle passait souvent à la radio, je l’ai enregistrée avec mon radio-cassettes Grundig, et pendant quelques semaines je l’ai beaucoup, beaucoup écoutée, en prenant plaisir aux arrangements subtils, au pont instrumental très rythmé qui commence à 1’14, puis au deuxième martelé au piano trente secondes plus tard. Écrire cette chronique m’a replongé avec nostalgie dans cette atmosphère, et m’a donné envie de réécouter bien plus souvent cette chanson que j’adore pour sa mélancolie vibrante, mais aussi de découvrir davantage un artiste attachant, et peut-être aussi de prendre plus souvent le large, pour vivre « beaucoup », en tous cas un peu plus que je ne le fais quand je suis, comme en ce moment, encalminé par mes copies…

« Ami sais-tu que les mots d’amour

voyagent mal de nos jours »

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