Massive attack – « Safe from harm »

Plus qu’un groupe, Massive Attack est un collectif mixte, intergénérationnel et multiracial, dont les piliers permanents sont 3D, Mushroom et Daddy G, mais qui rassemble une bande plus large de jeunes amis qui se connaissent depuis les années 80, car ils se sont croisés chez des disquaires ou dans des clubs ou des sound systems de Bristol. Le plus célèbre de ces membres plus épisodiques est Tricky, qui a beaucoup contribué aux deux premiers disques.

Le premier opus de Massive Attack, « Blue lines » , est l’un de mes albums préférés. C’est par lui que j’ai découvert le trip-hop, que le groupe et Tricky ont contribué à créer (d’ailleurs jusqu’à ce que la formule « trip-hop » soit inventée, on parlait de « Bristol sound » ), et que j’écoute souvent aujourd’hui.

Ce disque est sorti en 1991, dans un contexte particulier : le tout récent déclenchement de la première guerre du golfe a amené la production à édulcorer le nom du groupe en retirant le mot « attack » , pour se plier aux recommandations de la BBC, qui bannissait alors les mots appartenant au champ lexical de la guerre.

Et pourtant comme l’a fort justement fait remarquer JD Beauvallet dans Les Inrockuptibles, avec ce disque il s’agit bien d’une attaque en règle, notamment contre le festivisme euphorique des années 80, et plus encore contre les cloisons qui séparaient les genres musicaux. Abreuvée à des sources très diverses, la musique de Massive Attack (car le groupe reprendra bien vite son appellation initiale) est un mélange captivant de hip-hop, de dub, de soul, de post-punk, de jazz, de new-wave, voire de reggae, tout cela unifié dans un ensemble homogène par les machines électroniques omniprésentes (3D, Mushroom, Daddy G et Tricky ont grandi dans la culture des sound systems). La présence de nombreux samples divers et variés confirme leur goût pour le recyclage musical, ou mieux pour le mélange, l’hybridation. JD Beauvallet, encore lui, estime que « Blue lines » signe en quelque sorte la fin d’une époque et ouvre une période postmoderniste dans laquelle les créateurs de musique composeront à partir des ruines du passé. Il y a sans doute du vrai là-dedans : de fait, Massive Attack compose avec des souvenirs, des samples, du déjà entendu, du déjà ressenti, et ce disque est un ovni plus ou moins inclassable. Mais j’ai envie d’ajouter que la fusion qu’opère le groupe n’a rien de consanguine, que la musique qu’elle produit n’est en rien dégénérée : au contraire elle s’avère étonnamment fertile, fièrement et insolemment créative, et elle coule tellement de source qu’elle donne l’impression que tous ces genres musicaux n’ont été inventés que pour être un jour amalgamés dans un studio d’enregistrement de Bristol.

Issue de mélanges, cette musique ne peut être que riche et diverse : elle est ondoyante mais brute, elle est authentique mais agencée avec une précision chirurgicale, elle est charnelle et lascive mais aussi anxieuse et parfois même glaciale (le downtempo sied si bien à tout cela)…

Bref, « Blue lines » est un grand disque, de ceux qui ont marqué profondément la musique populaire contemporaine.

Sorti en juin 1991 en single (à nouveau sous le nom Massive Attack), « Safe from harm » est le premier morceau de cet album, et c’est une claque monumentale – en tous cas c’est comme ça que je l’ai pris. La ligne de basse circulaire, puissante, menaçante et même oppressante, qui ouvre la chanson et qui la porte en boucle jusqu’à la fin, est carrément monstrueuse. Les nappes éthérées de synthés flottent comme la brume et soufflent comme le blizzard, elles s’effacent et semblent s’évanouir avant de réapparaître en se superposant. La batterie est typiquement hip-hop, elle joue downtempo avec des sonorités sèches, comme j’aime. Tout cela est agrémenté de scratches, de petits gimmicks électro, de riffs de guitare funky, de quelques touches de piano… Beaucoup de samples, aussi : la basse, la guitare et la batterie sont tirées de « Stratus » de Billy Cobham, la batterie additionnelle est samplée de « Good Old Music » de Funkadelic, et on entend aussi quelques brefs extraits de « Chameleon » de Herbie Hancock, ou de « Looking Back » de Johnny Watson (les choeurs).

Last but not least, sur tout cela vient atterrir la voix magique de Shara Nelson, nette et mélancolique à souhait.

L’ambiance musicale évoque une forme de solitude urbaine (le livret d’accompagnement de l’album mentionne d’ailleurs « Taxi Driver » comme une influence), et aussi l’angoisse et même la paranoïa, qui ont toujours été de grandes obsessions de Massive Attack (mais aussi d’un des autres grands groupes du trip-hop, Archive, comme j’en ai parlé dans ma chronique de « Controlling crowds » ). En louve écorchée vive, Shara Nelson chante son inquiétude dévorante pour l’avenir de son enfant, dont la sécurité lui semble menacée dans un monde qui s’effrite et dans lequel elle a l’impression de ne rien pouvoir maîtriser – et sur ce point lâcher prise lui semble impossible et même insupportable. Quant à la paranoïa, elle est assez transparente dans cette phrase plus scandée que chantée par 3D : « I was lookin’ back to see if you were lookin’ back at me to see me lookin’ back at you » . Le texte évoque un monde menaçant, contrôlant, dangereux, dont il vaut peut-être mieux se tenir à distance, qu’il vaut peut-être mieux se contenter d’observer, les yeux ouverts sur le désastre (« free my mind » ), relativement détaché·e par rapport aux choix que feront les un·es et les autres pour leur propre vie (que ces autres soient « friends and enemies » ). Un monde dans lequel l’enjeu essentiel, peut-être, est de préserver notre capacité à aimer malgré la violence et la destruction, malgré l’effondrement qui gagne, malgré l’effroi et la colère que cela génère dans l’esprit de celles et ceux qui ont compris et qui regardent avec effarement l’inconscience des autres. Un monde, cependant, dans lequel il faut se tenir prêt·e à défendre ce qui compte le plus pour nous, les personnes que nous aimons le plus chèrement, à commencer par nos enfants, et ou il faut être prêt·e à le faire sans état d’âme, sans scrupule, sans pitié, sans faiblesse : « But if you hurt what’s mine, / I’ll sure as hell retaliate » . Si tu fais du mal aux miens, si tu les menaces seulement, tu me trouveras sur ton chemin.

Ce positionnement de vie peut braquer et couper de certaines relations : « Terious, terious, terious, infectious and dangerous, / friends and enemies find us contagerious » . Mais Massive Attack ne fait ici que prendre acte du fait que comme le disait Freud, « le monde n’est pas une nursery » – ou que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, si on préfère. Quand on sait à quel point l’état du monde s’est dégradé depuis 1991, je dois dire que cette noirceur et ce pessimisme me paraissent moins absurdes que jamais…

Dense, étouffante, décadente, magnétique, fascinante, « Safe from harm » est l’une des meilleures introductions d’album que je connaisse. Mais en réalité, si j’aime tant cette chanson, ce n’est peut-être pas d’abord pour tout ce que je viens de raconter, mais plutôt pour un souvenir très précis. Quelques années après la sortie de ce disque, une fin d’après-midi où j’avais accompagné au lac du Monteynard mes deux frères qui faisaient de la planche à voile (moi je ne peux pas dire que j’en faisais, disons que je montais péniblement debout et qu’après avoir péniblement hissé la voile je tombais pitoyablement au bout de quelques mètres – pas besoin de préciser que sur la photo ce n’est pas moi), nous avions rangé le matériel à la hâte pendant que l’orage grondait et que les bourrasques commençaient à se renforcer, au son de « Blue lines » qui sortait de notre 309 garée à quelques mètres. À chaque fois que je réentends « Safe from harm » , ou simplement quelques secondes de sa ligne de basse, je me téléporte exactement à cet endroit. Comme je l’ai déjà écrit plusieurs fois dans ces chroniques, cette capacité à évoquer des souvenirs est l’un des plus mystérieux et puissants pouvoirs de la musique, et en tous cas c’est l’un de ceux qui me font le plus l’aimer.

« You can free the world, you can free my mind,

just as long as my baby’s safe from harm tonight« 

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