Girls in Hawaii: quel drôle de nom pour un groupe francophone et composé exclusivement d’hommes (ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais strictement rien) !
En l’occurrence il s’agit de six belges qui sont originaires de Braine-l’Alleud, un petit bourg au drôle de nom de la région du Brabant (au sud de Bruxelles), dans lequel deux des musiciens étaient animateurs de groupes scout (c’est d’ailleurs dans le grenier de leur local scout que le premier album a été répété). C’est le genre d’anecdote improbable qui a le don de me plaire, car elle est pleine de charme pour moi qui aime tant l’enracinement dans les expériences et les souvenirs d’enfance et d’adolescence.
Honnêtement je ne connais pas la carrière de ce groupe, qui a connu un succès discret mais néanmoins bien réel (le premier disque, « From here to there », a été vendu à plus de 60.000 exemplaires, ce qui n’est quand même pas rien). Je sais juste, pour l’avoir lu dans la préparation de cette chronique et pour avoir écouté quelques morceaux au hasard, que Girls in Hawaii propose une musique pop-rock très mélodieuse, légère et planante.
J’ai découvert ce groupe par hasard, en entendant parler de lui dans un podcast musical puis en allant lire sur le site internet des Inrockuptibles une chronique musicale de l’album « Everest », son troisième, sorti en 2013. J’y ai lu que ce disque est comme « hanté » par la mort brutale du batteur Denis (jeune frère du chanteur Antoine), dans un accident de voiture sur le retour d’un concert. Forcément, il est devenu une œuvre mélancolique et sombre, dont le titre évoque une vieille légende de l’alpinisme: « Dans les années 1920, on a aperçu pour la dernière fois deux alpinistes à 300 mètres du sommet de l’Everest. On ne saura jamais s’ils sont arrivés en haut ou pas… Plus généralement, le nom Everest est revenu comme un mot-clé, pour l’imagerie qu’il véhicule. C’est l’ascension, la lumière, les neiges éternelles, quelque chose de lumineux et dangereux à la fois.”
Intrigué par cette description, alléché par les comparaisons avec Grandaddy, Radiohead ou dEUS (un autre excellent groupe belge), j’ai eu envie d’aller écouter « Changes », et ce fut un coup de cœur immédiat.
Ce morceau ample et troublant démarre par quatre mesures et vingt secondes d’une beauté simple et presque irréelle, avec une boite à rythme qui lorgne sur la trip-hop et une nappe de clavier épaisse mais légère, comme un brouillard accroché au flanc d’un névé – c’est exactement le genre d’intro qui a le don de ferrer mes oreilles. La suite est tout aussi belle : une voix hésitante qui alterne entre le chant et le parlé-chanté, une guitare à la sonorité caverneuse et chaude, des choeurs célestes, un long et gracile solo de flûte…
On ne sait pas précisément si les paroles évoquent le drame qui a frappé le groupe, mais elles semblent quand même évoquer la difficulté du travail de deuil, avec ses trouées, ses éclaircies et ses rechutes soudaines dans le chagrin (« I’m just lying, just lying, just lying / just lying again / sitting aside in the sadness sometimes » / « I’m stuck under a balcony in the moisture of the mist, / smoking cigarettes ’cause I’m in despair » ), avec la tentation où il nous plonge de nous accrocher à tout ce qui nous permet de remplir le temps et d’oublier la douleur (« Is it some kind of boredom or just the need to fill myself up, / it makes me smoke much more than I would want to… aaarrg » ). Ce texte est d’une grande noirceur, c’est sûr, mais la musique qui le porte illustre aussi le désir de s’extirper de la tristesse, de reprendre goût à la vie, de cesser de plonger, et au contraire de s’élever, de s’envoler même, de sentir la joie renaître et triompher, comme lorsque Antoine chante « I’m so glad » quatre fois de suite, et une cinquième fois en précisant que c’est « I’m so glad above » – au-dessus de la gangue de la détresse.
« Everest » est l’album d’un groupe qui vient du plat pays, mais il est bien, comme le promet son titre, un disque magnifique sur l’effort qu’il nous faut pour nous élever, surtout quand l’existence est éprouvante et nous met au défi de changer – de disque, de décor, de fréquentations… Avec ce magnifique morceau qu’est « Changes », l’objectif est atteint, brillamment atteint.
« Well, you know how it started
but it takes too long to recall »