Jusqu’à il y a très peu de temps, je ne connaissais absolument pas la carrière musicale de Paul McCartney après la fin des Beatles en 1970, à l’exception de quelques tubes très connus, notamment « Ebony and ivory » (que j’ai partagée l’année dernière), ou « Say say say » (que je partagerai bientôt car je l’ai réécoutée hier et ça m’a rappelé un vécu très cuisant). Mais ces derniers mois, à la faveur de plusieurs podcasts de Michka Assayas sur France Inter, et notamment d’une superbe série de 9 émissions qui lui est entièrement dédiée, j’ai eu l’occasion de me rendre compte que Paul n’a pas seulement été le compositeur et le parolier de la plupart de mes chansons préférées du Fab four : il a créé un groupe (The Wings), il a beaucoup enregistré en solo, et de cette activité a germé de nombreuses œuvres magnifiques et sous-estimées. Mais je parlerai de cette deuxième carrière dans une autre chronique.
La chanson que je partage ce soir me touche beaucoup parce que le thème qu’elle aborde, l’amitié, est l’un des plus importants pour moi, mais aussi parce que Paul y fait preuve d’une générosité et même d’une noblesse peu communes.
Nous sommes en 1971. Très éprouvé par la fin des Beatles (j’ai parlé de ce qu’il a alors ressenti dans ma chronique de « The long and winding road » ), McCartney vient de créer un nouveau groupe, The Wings, dans lequel on trouve notamment son épouse Linda. Le premier album de cette nouvelle formation, « Wild life », se conclut par une chanson dans laquelle Paul s’adresse à John Lennon. Les relations entre les deux hommes étaient devenues très tendues à la fin des Beatles, notamment à cause de la jalousie de Lennon pour le succès de beaucoup de morceaux écrits par Paul mais que lui-même considérait comme de simples bluettes sirupeuses. Parler de tension est même un euphémisme : dans la chanson « How do you sleep ? », parue sur l’album « Imagine » en septembre 1971, Lennon s’attaque frontalement, méchamment et médiocrement à Paul en disant que tout ce qu’il écrit sonne comme de la musique d’ascenseur, allant même jusqu’à prononcer ces mots cinglants et méprisants, « The only thing you done was yesterday » .
Lorsqu’une relation en arrive à un tel niveau de crispation, voire d’animosité et d’injustice, il y a plusieurs positions possibles. On peut alimenter la crise en exprimant de la colère, en déblatérant en public ou en privé sur la personne qui nous a joué un sale tour, on peut essayer de se venger d’elle, de régler ses comptes avec elle et de lui faire payer sa trahison. On peut aussi faire semblant de n’en avoir rien à battre, lâcher un « adieu » faussement désinvolte pour ne pas paraître trop affecté, ou pour se protéger soi-même de sa propre douleur.
Et puis on peut aussi rester fidèle à ce que l’on a ressenti de beau avec, pour et grâce à cette personne, à la joie que l’on a éprouvée avec elle, à ce qu’elle nous a apporté, au rôle précieux qu’elle a joué dans notre vie. Bien sûr c’est beaucoup plus exigeant, beaucoup plus difficile et cela exige beaucoup plus d’honnêteté et de courage, mais c’est une façon de faire preuve de dignité, une façon de s’efforcer de rester à la hauteur de l’homme ou de la femme que l’on voudrait être. Noblesse oblige.
C’est le choix de Paul McCartney avec cette chanson intime, qui est une main tendue à son ancien complice des Beatles. Il ne cache pas le fait que pour lui, la querelle a quelque chose d’absurde (« Are you a fool ? » ). Quand on a vécu une relation aussi riche, comment peut-on la saboter à ce point, comment peut-on à ce point prendre le risque de la laisser pourrir et disparaître ? Comment peut-on faire quelque chose d’aussi stupide ? Tout va bien dans nos vies (« newly wed » ), en tous cas tout pourrait aller bien, le bonheur est à portée de mains, alors est-ce c’est vraiment une bonne idée de se déchirer ainsi ? Paul est probablement blessé au cœur, mais il continue à penser que cette relation a de la valeur, il ne peut pas supporter l’idée de rester brouillé avec un homme et un ami avec lequel il a vécu une merveilleuse aventure pendant une décennie, dont la créativité l’a poussé à se dépasser lui aussi, et qui a changé sa vie à jamais. Alors quoi que cet homme (mé)dise de lui, il ne veut pas rester sur un malentendu, il ne veut pas céder à la tentation de distiller des formules mauvaises et blessantes, et il va mettre un point d’honneur à faire ce qu’il faut pour que la relation puisse reprendre.
C’est pourquoi Paul compose cette chanson, « Dear friend », comme un cri jailli du cœur. Avec des mots simples, il exprime sa peine et son espoir les choses s’arrangent : la rupture est-elle définitive ? Y-a-il entre nous une ligne infranchissable ? (« Is this really the borderline ? » ) Sommes-nous devenus carrément des ennemis ? Comme on dit, poser la question c’est y répondre : les mots chantés par Paul dépeignent un homme meurtri, qui ne peut pas se résoudre à tourner définitivement la page, qui ne veut surtout pas faire comme si l’ami à qui il s’adresse pouvait finir dans les oubliettes de son existence.
Dans la version demo, qu’il a enregistrée à son domicile (on entend ses proches réagir, crier et rire), « Dear friend » est un piano-voix déchirant. Sur l’album des Wings, les premières mesures sont également jouées au piano, avec des accords simples et joués de façon très lente, pour installer une atmosphère de gravité. La suite, en revanche, est orchestrée, d’abord de façon sobre et dépouillée, avec quelques arrangements de cordes et un violoncelle qui entre en scène progressivement et discrètement, et qui souligne la mélancolie poignante de la chanson. À partir de 2’35, les cordes enflent, un vibraphone fait résonner nos poitrines, et tout à la fin des cuivres apparaissent dans le registre grave : la chanson devient alors une sorte de requiem, anticipant le chagrin que ressentira Paul si John ne répond pas.
Paul utilise aussi subtilement le jeu sur les silences qu’il laisse s’installer entre beaucoup de vers. Plusieurs fois on a l’impression que « Dear friend » vient de s’arrêter, mais la chanson reprend, et cette alternance exprime son obstination : il n’en démord pas, la rupture serait vraiment un gâchis, ce n’est pas possible pour lui de se résoudre à l’accepter, alors même lorsqu’il a un instant de découragement (un silence), il trouve quand même quelque part la force de recommencer à jouer du piano et à chanter.
Quant à la voix, elle accentue encore l’impression de vulnérabilité que Paul accepte de donner en se mettant à nu devant son ami : il chante en se situant quelque part entre le murmure et la supplication, et plusieurs fois sa voix semble à deux doigts de se briser, trahissant son émotion intense. Dans les mesures qui s’ouvrent à 1’53, notamment, ses vocalises sont davantage sur le registre de la plainte douloureuse ou du pleur d’enfant que du chant.
J’ai écouté des dizaines de fois cette chanson pour rédiger cette chronique, et ces derniers jours j’ai aussi entendu mon ami Justin la jouer au piano et la chanter de nombreuses fois, car il a prévu de l’offrir ce week-end à l’occasion du mariage d’un couple d’amis (il n’est pas très content de sa voix, mais j’espère qu’il osera quand même se lancer!). À chaque fois j’ai été profondément ému par cette chanson bouleversante d’innocence et d’humanité.
Plus tard, on lui demandera souvent son avis à propos de cette chanson, et il en parlera toujours le cœur serré, comme dans cette interview : « Sur ‘Dear Friend’, c’est un peu comme si j’essayais de parler à John après toutes nos disputes suite à la fin des Beatles. La réécouter aujourd’hui me prend aux tripes. J’essaye de me contenir. Je me souviens avoir réécouté des versions brutes dans ma voiture tout récemment, et de m’être dit, ‘Mon Dieu’. Cette ligne : ‘Really, truly, young and newly wed’. En entendant ça je me suis dit, ‘Mon Dieu, c’est vrai !’ J’essayais de dire à John, ‘Écoute, tout va bien. Sers-toi un verre de vin. Redevenons potes.’ »
Dans la période de dix ans qui sépare la fin des Beatles et l’assassinat de John Lennon, la relation entre les deux hommes restera souvent fraîche, mais de fait le dialogue sera rétabli. En 1974, ils se sont retrouvés très brièvement à Los Angeles pour une jam session informelle (le fameux « A Toot and a Snore in ’74 »). Dans la même interview, Paul McCartney exprime un soulagement intense que les choses se soient passées ainsi, sans doute aussi d’avoir entamé cette démarche, et sans doute encore que John ait fini par renouer avec lui (il faut être deux pour faire la paix, celui qui tend la main, et l’autre qui accepte ou pas de la saisir) : « Heureusement on a fini par recoller les morceaux, ce qui m’a grandement soulagé car ç’aurait été terrible qu’il se fasse tuer alors qu’on était fâchés, je n’aurais jamais eu l’occasion d’arranger les choses avec lui. Je lui ai tendu la main. Je crois que c’était quelque chose de très fort, et de très simple en même temps. Et c’était absolument sincère. »
En 2024, Paul McCartney a eu cette formule d’une immense humilité : « Je continue d’essayer de faire la chanson parfaite, mais je n’y arrive pas. » Je crois qu’il se trompe : « Dear friend » est l’une des nombreuses chansons parfaites qu’il a écrites, composées, enregistrées, chantées, et offertes à nos cœurs saisis d’émotion. Merci Paul.
« Are you afraid, or is it true ? »
Encore une belle découverte… Merci le Greg !
Merci Elric! Tu sais que faire découvrir est l’un des principaux buts de mes chroniques musicales, et si c’est toi qui apprécies ça me fait particulièrement plaisir, surtout après tous les univers musicaux auxquels toi tu m’as fais accéder 😘
Magnifique ! Et très belle intention de Paul McCartney. Quelle humilité en effet.
Je me suis moi aussi arrêtée aux années 60, sans explorer au delà les compositions qui ont suivi la fin du groupe, alors que je n’étais pas née 🙃
Merci
Toute la carrière solo de Paul McCartney mérite vraiment d’être (re)découverte. Je te conseille vraiment la série de 9 podcasts que je mentionne dans la chronique, qui retrace tout son parcours, de son enfance à ses albums récents en passant par les Beatles et ses collaborations avec Michael Jackson ou Stevie Wonder. C’est une oeuvre foisonnante et souvent bouleversante!
J’ai commencé à écouter ce podcast ! Merci. Je me régale.