Je dis souvent que nous sommes des mammifères sociaux et que sans liens sociaux forts, sans un partage émotionnel libre et puissant, sans contacts physiques chaleureux (ne serait-ce que des bises, des poignées de mains et quelques accolades), nous ne pouvons que dépérir, notre vie ne peut que se transformer en survie dénuée de sens.
C’est en tous cas quelque chose qui est une évidence dans mon cas personnel. Durant le premier confinement (le vrai, le hardcore), j’étais seul dans un appartement à moitié vide et à moitié rempli de cartons, en attendant de déménager dans le Limousin, tandis que mes enfants étaient dans la maison de leur mère à deux kilomètres. Je trichais pour pouvoir sortir plus souvent et plus loin que nous en avions le droit, mais les jours que je passais seul étaient vraiment terribles. L’hiver suivant rebelote : j’ai passé huit mois totalement isolé entre le début du deuxième confinement en octobre et le début du mois de juin, excepté 10 jours dans ma famille pour les fêtes. Heureusement j’avais de nombreux contacts sur FB, sans quoi je ne serais devenu dingue. Je me souviens avoir fondu en larmes en me rendant compte, un jour où je caressais les chevaux de mon amie Muriel, que cela faisait plus de 10 jours que je n’avais pas vu le moindre être humain, et que je n’avais pas même prononcé un seul mot à qui que ce soit au téléphone…
L’isolement est déjà difficile à vivre aujourd’hui, mais la perspective de le subir durant mes vieux jours est une perspective qui m’est effroyable. Je me suis souvent imaginé finir ma vie seul, sans aucun contact avec ma famille et mes amis, avec aucune relation sociale nourrissante pour attendre la mort, et rien que d’y penser je défaille littéralement. Cette thématique m’angoisse à ce point que j’ai été bouleversé en découvrant, dans le dernier album de The Cure, une chanson intitulée « And nothing is forever » , une ballade déchirante dans laquelle Robert Smith exprime à la femme qui partage sa vie depuis leur adolescence son angoisse de finir seul et son désir éperdu d’être ensemble jusqu’au bout : « Promets-moi que tu seras avec moi, jusqu’à la fin. Dis-moi qu’on sera ensemble et que tu ne m’oublieras pas. Peu importe la distance, que tu te souviendras de moi dans le temps. » Lorsque j’ai entendu ces paroles traduites par Michka Assayas, j’étais en train de jardiner les genoux dans la terre, mon téléphone posé à côté de moi, et j’ai été secoué par des sanglots incontrôlables pendant de longues minutes. Je crois bien que pas grand chose ne m’effraie davantage que la perspective de finir seul, éloigné des miens…
Ce sujet me touche d’autant plus maintenant que mes parents ont dépassé les 80 ans et que beaucoup de mes ami·es sont dans le même cas : nous parlons souvent du souci que nous nous faisons en pensant à eux, en les voyant décliner et en nous demandant ce que nous pouvons faire pour les accompagner, pour alléger leur vie, et pour profiter de leur présence…
Alors j’ai été saisi ce matin en lisant quelques articles consacrés à une étude publiée à la veille de la journée internationale des personnes âgées par l’association les Petits Frères des pauvres, et intitulée « Liberté, égalité, fraternité effritée ? » Ce qu’indique ce baromètre sur la solitude et l’isolement des plus de 60 ans est d’une tristesse infinie, qui plus est dans une société qui se targue d’être à la pointe de la civilisation mais qui est de plus en plus corrodée par l’individualisme : « Les personnes âgées sont de plus en plus seules en France. » En 2017, 300.000 personnes de plus de 60 ans déclaraient ne voir jamais ou quasiment jamais d’ami, de parent, de voisin ou d’acteur associatif (ce que l’association appelle une « mort sociale« ) : elles sont désormais 750.000, et ce chiffre risque d’augmenter fortement dans les prochaines années, bien sûr du fait du vieillissement de la population (perdre son conjoint à 85 ans, ce n’est pas du tout pareil qu’à 70 ans), mais aussi de la montée de la pauvreté (cf. ci-dessous), et aussi à cause de l’effritement des liens de solidarité et du délitement des relations de voisinage, y compris dans les zones urbaines et les immeubles. Comme le dit cette mamie de 88 ans prénommée Lucie, « Avant, il y avait plus de possibilités d’échanges, de bavardages. La concierge était toujours sur le pas de sa porte. Aujourd’hui, mes voisins ne sont pas méchants mais je ne les connais pas vraiment. » Dorothée, 66 ans, confirme le même vécu : « Dans l’immeuble, personne ne fait attention aux autres. Si je meurs, ma voisine s’en fout ! »
Ceci n’est pas une légende urbaine, et je peux moi-même en témoigner, à ma grande honte. Quand nous vivions à Beauvais, au troisième étage d’un immeuble du centre-ville, sur notre palier nous avions un couple de papi et mamie très gentil, surtout elle, petite femme fluette avec qui j’échangeais toujours quelques mots dans l’ascenseur ou les couloirs quand on se croisait. Un hiver, j’ai commencé à trouver qu’elle avait changé et qu’elle avait toujours le visage rougi. Après quelques semaines, j’ai pris la liberté de lui dire « Je trouve que vous avez l’air fatiguée en ce moment », et elle m’a répondu « Ah ben forcément, après ce qui s’est passé ! » C’est alors que j’ai appris que son mari était mort deux mois plus tôt, pendant les vacances de Noël, alors que nous étions en vacances dans notre famille. Pris par notre vie, le travail, les déplacements à l’école, les activités, les courses, etc., nous n’en avions rien su et notre vie n’avait pas le moins du monde changé. Heureusement pour elle, cette mamie avait des contacts téléphoniques avec ses enfants, et une voisine de l’immeuble, qui elle aussi vivait seule depuis qu’elle était veuve et qui était très impliquée dans des associations catholiques, s’occupait bien d’elle. Mais cette histoire m’a énormément marqué car elle m’a montré que même quelqu’un comme moi, qui essaye d’être non seulement poli mais attentif avec son entourage, peut passer totalement à côté de la détresse d’une mamie qu’il apprécie et qui dort chaque nuit à 20 mètres de lui. Je trouve ça franchement glaçant, et ça en dit long sur « les villes de solitude » où nous sommes plongés.
Celles et ceux qui me connaissent savent que je suis très sévère à l’égard de l’égoïsme de beaucoup de boomers aisé·es, qui laissent un monde dévasté aux générations suivantes et qui n’ont absolument pas conscience des galères dans lesquelles les jeunes sont aujourd’hui plongés (ou pire encore qui n’en ont rien à battre). Mais la mort sociale des personnes âgées touche essentiellement une toute autre frange de cette population : si elle concerne 4% des plus de 60 ans, ce pourcentage atteint 9% parmi les plus pauvres, et 9% parmi celles et ceux qui n’ont ni enfant, ni petit-enfant, ni arrière-petit-enfant. Bien sûr ce phénomène touche un paquet de vieillards indignes et de Tatie Danielle (je ne reprocherai jamais à qui que ce soit d’avoir totalement coupé les ponts avec un parent qui l’a maltraité, bien au contraire!). Mais la majorité des personnes âgées en situation de mort sociale sont surtout des naufragé·es de la vie, qui n’ont pas les moyens de vivre dans un logement décent, dans un environnement agréable, dans un cadre où ils peuvent fréquenter du monde. La pauvreté des vieux est une punition qui frappe celles et ceux qui, dans leur plus jeunes années, avaient déjà une vie difficile.
Au delà de ces situations extrêmes, « le sentiment de solitude s’installe durablement chez les personnes âgées. Elles sont près de 6 millions à se sentir seules au moins de temps en temps, dont 2,5 millions à l’éprouver souvent ou quotidiennement (13%). Là encore, les plus affectées sont les plus précaires et les plus âgées. »
Parmi les signaux à bas bruit qui témoignent de la hausse de cet isolement des personnes âgées, il y a aussi l’augmentation des « morts solitaires » de personnes âgées dont les corps sont retrouvés à leur domicile plusieurs semaines, ou plusieurs mois, parfois même plusieurs années après leur décès : en 2022 il n’y a eu que 12 cas recensés, mais en 2024 on est passé à 33. Là aussi je dois dire que c’est quelque chose qui m’angoisse beaucoup : il m’arrive parfois de me demander au bout de combien de temps on trouverait mon cadavre si je faisais une crise cardiaque ou un AVC dans la saison où je suis seul à la maison pendant des semaines…
[EDIT en réponse à un commentaire disant que dans beaucoup de pays, notamment en Afrique, c’est « inconcevable de laisser les anciens seuls », et que ça devrait nous faire réfléchir. C’est vrai, mais à notre décharge, il faut quand même reconnaître que du fait des progrès de la médecine, en Occident il est possible de vivre (ou de survivre…) beaucoup plus longtemps, même dans un état physique et mental extrêmement dégradé. J’ai connu plusieurs cas de soixantenaires devant s’occuper au quotidien de leur parent ou beau-parent, et objectivement c’était infernal, il les rendait totalement dingues. Sur d’autres continents, on a beaucoup moins de chances de survivre à un AVC ou à une crise cardiaque, si bien que les anciens ont encore beaucoup à apporter à la communauté jusqu’au moment où la mort les emporte…]
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L’article sur France Info: Yann Thompson, « Une explosion de l’isolement des aînés : 750 000 personnes âgées sont en situation de mort sociale, selon les Petits Frères des pauvres«