Sortie en 2004 sur un double album au très beau packaging, « O Children » est une ballade déchirante en forme de requiem, que Nick Cave a écrite en pensant très fort à ses enfants, rongé par la culpabilité de leur laisser en héritage un monde dévasté par la folie et l’insouciance coupable de leurs aînés, et qui est en train de devenir une atroce prison à ciel ouvert: « Forgive us now for what we’ve done / It started out as a bit of fun / Here, take these before we run away / The keys to the goulag » . Un monde où la possibilité de l’amour demeure, malgré tout, notamment par la grâce de la danse…
Évidemment ce thème ne peut que me percuter, moi qui suis à la fois tenaillé depuis longtemps par l’effondrement écologique en cours, et qui mets au-dessus de tout le lien que j’essaye de tricoter et d’entretenir avec mes enfants, avec comme ligne directrice le souci de penser à eux au moins autant qu’à moi, d’agir en fonction de leur intérêt au moins autant qu’en fonction du mien, de vouloir leur bien même s’il ne coïncide pas avec ce que je souhaiterais pour moi-même… En essayant de ne pas trop me sacrifier non plus : le meilleur cadeau qu’on puisse faire à ses enfants, je crois, c’est de leur montrer l’exemple d’une personne qui affirme ses choix et qui est heureuse, et surtout, surtout, de ne rien faire qui puisse leur laisser imaginer qu’ils sont la cause de notre propre tristesse : ça pour eux c’est une charge de culpabilité qui est littéralement mortifère.
Jouer correctement son rôle de parent, nouer un lien d’attachement sain avec ses enfants, les protéger mais aussi les aider à avoir confiance dans la vie et dans les gens, dans leurs propres ressources et leurs propres capacités, c’est une tâche extrêmement difficile, je crois même que c’est la plus difficile qui soit. De fait nous avons toutes et tous, moi y compris, énormément de mal à la remplir de façon juste, à tenir vraiment compte des besoins de nos enfants (notamment de leurs besoins émotionnels). Et au final ce sont eux qui morflent… Nick Cave, qui a longtemps été toxicomane et totalement absent en tant que père, se culpabilise sans doute d’avoir fragilisé ses deux garçons, qui ont fini par mourir dans ces circonstances terribles qui s’apparentent de près à des suicides (je ne sais même pas comment on peut se remettre d’une telle tragédie). Pour ma part je sais que j’ai fait beaucoup d’erreurs, en particulier parce que j’ai trop ancré dans l’esprit de mes enfants l’idée que l’avenir risque d’être sombre et anxiogène (ce qui est la vérité, malheureusement…). Comme beaucoup de parents éco-anxieux, à force de vouloir les préparer au pire, je les ai insécurisés. Mais au moins j’essaye d’être à l’écoute de mes enfants, de réparer, de m’améliorer, et de les encourager dans leur prise d’autonomie.
Mais revenons à « O Children ». Cette chanson a clairement une allure apocalyptique, d’abord du fait de son texte. Une légende allemande, celle du joueur de flûte de Hamelin, raconte la perversion d’un homme diabolique qui séduit les enfants pour mieux les emmener vers la mort. Pour Nick Cave, ce sont tous les adultes qui, par leur inconscience et leur égoïsme, sont aujourd’hui devenus des joueurs de flûte incapables de respecter vraiment les innocents et les innocentes qu’ils ont mis au monde. Cette impression de fin du monde est redoublée par la musique : la batterie lente (avec un coup sec de cymbales qui lacère la chanson d’un bout à l’autre), le rythme scandé par le piano, le chant grave et psalmodié de Nick Cave, les choeurs qui montent lentement puis lancent des « Children ! » plaintifs…
Je ne suis pas très fan de la saga Harry Potter. Quand Aurore a voulu qu’on regarde ensemble, j’ai trouvé le premier épisode très efficace, le deuxième encore intéressant, mais par la suite je me suis pas mal ennuyé. C’est donc en préparant cette chronique que j’ai découvert que « O Children » a été utilisée dans le premier épisode de « Les reliques de la mort », celui dans lequel les jeunes héros ne sont plus des enfants mais des adolescents qui se préparent à entrer dans le monde des adultes, et qui en découvrent la noirceur et la violence, la difficulté à y conserver sa candeur et son innocence.
Dans une scène très émouvante, Harry et Hermione, fortement accablés par le départ soudain de leur ami Ron (surtout Hermione qui en est très éprise), s’accordent un tout petit moment de répit dans la guerre sans pitié qu’ils mènent contre les horcruxes, ces objets magiques dans lesquels des sorciers démoniaques ont caché une partie de leur âme pour pouvoir continuer à hanter et laminer les vivants même après leur disparition. En dépit de la fatigue et du chagrin, ils trouvent la force de se lever et de commencer à danser en se tenant la main, au son de cette chanson de Nick Cave qui résonne dans leur petit transistor. Ils bougent d’abord très lentement, timidement et maladroitement (au début cette danse est carrément funèbre, notamment du côté d’Hermione qui doit manifestement prendre beaucoup sur elle pour accepter l’invitation d’Harry), mais petit à petit leurs mouvements se colorent avec un peu d’entrain et de joie. Des sourires viennent même éclairer leurs visage en même temps que leurs corps s’animent et que le son de la musique s’amplifie et les enveloppe, et ils finissent même par se prendre doucement dans les bras… Mais ce temps de suspension n’est que de très courte durée, et avant même que le morceau ne se termine, les épaules et les regards d’Hermione et de Harry sont irrésistiblement attirés vers le sol, et Hermione s’éloigne assez brusquement.
L’espace d’un instant, deux humains las et déprimés se sont rencontrés, se sont touchés, et se sont accordés mutuellement un peu de réconfort, un peu de douceur, un peu de beauté, un peu d’espoir. Ça n’a peut-être pas duré, mais au moins chacun sait que l’autre est là pour lui, si besoin. Que l’autre est sa famille, celui ou celle vers qui on aura envie de se tourner spontanément quand on aura besoin de pleurer toutes les larmes de son corps ou d’entendre des paroles empathiques et rassurantes. Que ça va passer. Que ça finira par s’arranger, et que tout ira bien. Et pour entretenir cette conviction, pour la cheviller au corps, pour en faire une vérité intime qui nous réchauffe de l’intérieur, quoi de mieux qu’une minute de danse, de regards directs et de contact ? Ça n’a pas forcément l’air de grand-chose, mais ça peut suffire pour préserver le précieux et fragile courage d’affronter la vie lorsqu’elle semble effroyable et sans issue, de nuancer l’angoisse avec un peu de légèreté et de confiance.
Je crois que si j’avais découvert ce film à l’adolescence, j’aurais été bouleversé par cette scène, et qu’elle serait devenue une de mes scènes fétiches… en partie par la grâce de cette ballade somptueuse du grand Nick.
« Oh, children
We have the answer to all your fears
It’s short, it’s simple, it’s crystal-clear
It’s roundabout and it’s somewhere here
Lost amongst our winnings »
La scène de « Les Reliques de la morts…
Vraiment une voix et une mélodie qui font du bien, ta chronique et en ligne de mire un week-end avec mon fiston : que du bon temps !
Merci pour ce partage ! 🙏
Merci beaucoup Hélène! Je te souhaite un beau week-end avec ton fiston ☺️
Très belle scène !!!…
J’ai pris plus de temps a l’apprécier…
Merci
Bon week-end