Depuis deux jours, en contemplant le spectacle grotesque et affligeant que donnent la Macronie est ses alliés (ou ses ex-alliés, ou ses alliés potentiels, ou ses futurs ex alliés, ou ses ex futurs alliés potentiels, on s’y perd), je me demande comment le président de la République peut ne pas se rendre compte que pour lui la meilleure et même la seule chose à faire, c’est de partir tout de suite, puisque chaque jour qui passe enfle le nombre de Français·es qui n’ont qu’une seule idée en tête en pensant à lui : « Qu’il se casse ! » Est-ce qu’il saura démissionner avec un minimum ou un semblant de dignité, avant d’y être forcé, avant que ce soit une humiliation ? Étant donné l’ego boursouflé du bonhomme, je ne miserais pas trop là-dessus, je pense plutôt qu’il continuera à tout tenter pour se maintenir au pouvoir, comme il le fait depuis la dissolution.
En tous cas ça me donne envie de partager ce morceau dont le titre est de circonstance, un morceau publié l’été dernier par Peter Perrett en teaser d’un très bel album intitulé « The Cleansing » (« La purification » ), dans lequel il est accompagné par quelques pointures (Johnny Marr le guitariste et compositeur des Smiths, Bobby Gillepsie le leader de Primal scream, Carlos O’Connell de Fontaines D.C.).
Ancien leader des Only Ones, Peter Perrett est un musicien londonien dont la vie, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a pas été un long fleuve tranquille : il est alcoolique et toxicomane depuis toujours ou presque, il a tutoyé la mort un paquet de fois (ce n’est pas seulement un vétéran, c’est carrément un survivant ou un miraculé), il a toujours eu un comportement déstructuré et imprévisible, et il a même fait l’objet de ce certains fans ont appelé une « black legend » : selon sa biographe Nina Antonia, il a passé une trentaine d’année de sa vie quasiment reclus dans une belle maison victorienne changée en squat et/ou en porcherie, défoncé du matin au soir, dans le noir, « allongé sur un matelas dont il ne s’extrayait même plus pour faire ses besoins » ! Dans le succès le plus connu des Ony Ones, « Another girl, another planet » , on pouvait entendre ces paroles sacrément punk : « Je flirte toujours avec la mort / J’ai l’air malade / Mais en fait je m’en fous » . En dépit de ce côté auto-destructeur, il a malgré tout trouvé le temps de se marier et d’avoir deux fils, Peter Junior et Jamie, qui semblent ne pas trop lui en vouloir, en tous cas ils jouent de la musique avec lui : il faut donc croire qu’il n’a pas réussi à totalement anéantir sa vie et celle de ses proches…
En 2007, Peter Perrett avait dit dans un communiqué de presse que « quelque chose en moi aimerait créer mon meilleur album » , et que « Voir Johnny Cash enregistrer son meilleur travail juste à la fin me porte à croire que ce n’est pas parce que je suis vieux que je suis inutile. » De fait, en écoutant ce single sec, nerveux et même rageur, dédié à la chanteuse de punk irlandaise Fiona H. Stevenson qui venait de décéder, et qui fait beaucoup penser au fameux « Heroin » du Velvet underground, on se dit qu’il a bien fait de continuer à essayer, même à l’âge de 72 ans, parce que le résultat est sacrément revigorant. Les guitares forment l’armature de tout le morceau, à la fois la rythmique, les mélodies et les arrangements, donnant à « I wanna go with dignity » une énergie métallique et teigneuse.
Musicalement, le titre me semble ancré dans l’esprit du punk (pour le peu que j’en connais), avec un chant qui évoque celui de Lou Reed (d’ailleurs il paraît que quand il a entendu pour la première fois la voix de Peter Perrett sur des demos des Only Ones, le journaliste du New Musical Express Nick Kent a cru qu’il s’agissait d’un enregistrement pirate du Velvet). Le londonien est épuisé par la vie, il est d’une maigreur saisissante et il a des problème respiratoires, mais il tient encore assez le choc pour enregistrer des chansons percutantes telles que celles-ci.
Quant au texte, il tranche avec l’aspect vindicatif de la musique, car il est marqué par une forme d’introspection mélancolique et grave, non dénuée d’une certaine tendresse, comme si au crépuscule de sa vie Peter Perrett avait réussi à se dire qu’après tout il y a bien droit, lui aussi. Dans le communiqué qui a annoncé le single, l’artiste annonce la couleur : « J’ai toujours abordé la vie avec désinvolture, vivant uniquement l’instant présent. Mais avec le temps, on commence à examiner les choix que l’on a faits. J’ai voulu être plus précis dans ce que je souhaitais exprimer. Bien que je continue à écrire sur l’amour et la condition humaine, je le fais peut-être avec plus de sentimentalité et moins de cynisme que par le passé. »
Cette chanson va même plus loin, à mon avis : non seulement elle rompt avec la nonchalance destroy qu’a été la vie de Peter Perrett, mais elle exprime un haut niveau d’exigence pour le temps qu’il lui reste à vivre, avec des mots que ne renierait pas Sénèque : « Don’t wanna overstay my welcome » , cela signifie littéralement « Je ne voudrais pas abuser de l’hospitalité », autrement dit je ne m’accrocherai pas trop longtemps à la vie. L’artiste a fait précéder cette formule glaçante par deux verts initiaux qui soulignent les efforts que ça lui demande d’être clean (« It’s a losing battle, tryin’ to be sane / It leaves me tired and listless » ), et un peu plus loin il place un « Please help me » juste après les cinq occurrences de « I wanna go with dignity » . Pour lui la vie a toujours été une lutte, et ça reste un combat, qu’il sait perdu d’avance mais qu’il s’engage à mener debout, avec honneur parce que noblesse oblige, et sans masquer sa vulnérabilité et son besoin de recevoir une aide sans laquelle il pourrait à nouveau sombrer.
Je disais pour commencer que si j’ai eu envie de partager ce soir « I wanna go with dignity » , c’est parce que le titre de cette chanson me fait penser à une réflexion qu’Emmanuel Macron ferait bien d’avoir, lui qui s’est mis dans le merdier tout seul comme un grand mais qui refuse obstinément d’assumer sa responsabilité.
Mais j’avais écrit ce texte il y a quelques mois, en pensant à tout autre chose. Quitter la scène, clore un chapitre de sa vie, faire ses adieux, s’en aller, quitter son travail (partir à la retraite), conclure une histoire d’amour, et mourir bien sûr : le fait de partir, de laisser quelque chose ou quelqu’un derrière soi, est l’une des étapes les plus banales et fréquentes de la vie humaine. C’est aussi, en tous cas pour moi, l’une des plus difficiles, ainsi que l’un des plus importantes : à mon avis, il y a peu de choses qui nous rendent aussi malheureux que le fait d’être englué dans une phase de notre vie qui est révolue mais dont on n’a pas encore réussi à faire le deuil – c’est le meilleur moyen d’être encalminé et de ne vivre qu’en partie. Je ne le sais que trop, car j’ai perdu plusieurs années à m’accrocher à une relation amoureuse qui était déjà branlante et même moribonde depuis très longtemps, et durant ce laps de temps j’ai été très malheureux.
Je n’ai pas lu beaucoup sur la Gestalt, une thérapie inventée par Fritz Perls dans les années 1940, mais l’un de ses principes m’avait beaucoup marqué : ce qu’on appelle en Gestalt une expérience « inachevée » ou « incomplète » revient toujours nous hanter, elle nous perturbe et nous pousse à agir de façon compulsive, le plus souvent à notre propre détriment, et c’est précisément pourquoi il est essentiel d’apprendre et de développer ce qu’on pourrait appeler l’art de mettre fin (il me semble que c’est une formule d’Emil Cioran, mais je n’en suis pas sûr, en tous cas je n’arrive pas à la retrouver…).

Avant même de mettre fin, on peut aussi s’y préparer. Récemment je suis tombé sur un concept proposé par la designeuse suédoise Margareta Magnusson, le « döstadning » (littéralement le ménage pré-mortem). Comme elle l’écrit dans son livre La Vie en ordre. L’art de ranger sa vie pour alléger celle des autres, « Mettre ses affaires en ordre est un ultime geste d’élégance envers ceux qui vous aiment. » J’ai été marqué par cette idée, et je me suis promis de faire un peu de vide et de dresser une liste de choses que mes enfants auront besoin de savoir pour éviter de perdre beaucoup de temps et d’énergie si je dois disparaître brutalement.
Ce livre de Margareta Magnusson applique à un champ particulier(la mort) un principe bien plus large : il ne suffit pas de partir ou de préparer son départ, encore faut-il le faire avec dignité.
Terminer une histoire d’amour de façon respectueuse pour la personne que l’on a aimée, même si on ne l’aime plus depuis belle lurette. Inversement, accepter que l’autre ne nous aime plus et accepter de sortir de sa vie dignement, sans s’ingénier perversement à faire tout son possible pour lui pourrir la vie et pour se venger.
Quitter un emploi sans forcément déblatérer sur ses anciens collègues ou supérieurs (même s’ils le méritent bine souvent), en faisant son possible pour passer le relais à celle ou celui qui va suivre dans des conditions correctes, en veillant à lui faciliter la tache, car cette personne a besoin qu’on lui laisse un poste, des relations de travail, un outil de travail ou une clientèle en bon état.
Partir à la retraite ou terminer un mandat associatif sans s’accrocher à son poste, en laissant vraiment les manettes à la personne qui va nous remplacer, sans lui mettre des bâtons dans les roues, sans lui donner l’impression qu’elle ne pourra pas faire aussi bien.
Laisser une maison que l’on vend dans un bon état, ne pas maroufler des vices cachés, ne pas transmettre des bâtons merdeux aux personnes qui vont prendre la succession.
Ce qui est commun dans tout cela, c’est la volonté de ne pas se laisser gangrener par le « Après moi le déluge » . Partir avec dignité, c’est d’abord se sentir responsable de ce qui restera après nous, et faire le nécessaire pour ne pas être un poids trop lourd pour celles et ceux qui nous suivront, et peut-être même pour leur faciliter et leur alléger la vie. Cela exige un minimum de colonne vertébrale, et tout le monde n’en est pas capable. Peter Perrett, lui, a choisi d’essayer, et musicalement en tous cas, c’est réussi.
« It’s bad, I know but it’s true »