J’ai déjà chroniqué dans cette playlist « What’s going on », la première chanson de l’album mythique du même nom publié par Marvin Gaye en 1971. J’ai commencé par ce titre parce que c’est le joyau le plus connu de cette couronne, mais sur ce disque j’aime encore beaucoup plus ce fantastique « Inner city blues », qui clôt le disque de façon magistrale.
Comme je l’ai écrit ailleurs, « What’s going on » est un album concept dans lequel Marvin Gaye aborde les tares de la société américaine – ici il est question de la misère et de la violence qui gangrènent les ghettos, de la discrimination et du racisme que subissent leurs habitants, et des répercussions émotionnelles que cela peut générer en eux, à commencer par une indomptable colère (to holler, cela signifie brailler). Il s’agit pour le soulman d’une profonde évolution, car au départ il n’était absolument pas engagé sur le plan social et politique – sans doute était-il bien trop marqué par les sévices endurés durant son enfance de la part de son taré de père. Mais pendant la guerre du Vietnam, Marvin reçut des lettres de son frère qui ont bouleversé son rapport au monde, certes de façon un peu momentanée, mais profonde. Il va alors se lancer dans le projet d’un album qui donnera une voix aux humiliations, aux injustices et aux souffrances vécues par les afro-américains de Detroit et des autres grandes métropoles états-uniennes. La tristesse dont le disque est empreint tient aussi à la mort récente de Tammi Terrel, qui était sa partenaire de scène et de studio, et qui venait d’être emportée par une tumeur au cerveau en 1970…
« Inner city blues (make me wanna holler) » concentre à elle seule la quintessence de cet album concept, avec une musicalité impressionnante. C’est Marvin Gaye qui attaque lui-même la chanson au piano, bientôt rejoint par des percussions, et très vite on est transporté dans une sorte d’apesanteur musicale, encore accentuée par la voix aiguë et très légèrement juvénile de Marvin. Complexe et variée, « Inner city blues » devient groovy, sexy et dansante dans sa partie centrale, puis elle atterrit avec quelques vocalises qui reprennent le thème et les paroles de « What’s going on », des choeurs un peu assourdis, un saxophone aérien… Le fade up final donne l’impression que l’album est une boucle qui pourrait tourner sans fin, pour notre plus grand ravissement.
Rarement album s’est terminé de façon aussi suave, aussi onctueuse, aussi magique, et d’autant plus magique quand on sait la noirceur et la désespérance que ce morceau évoque…
« Oh, make me want to holler,
the way they do my life »
