Il y a 52 ans tout pile, le 25 mai 1973, sortait le premier disque d’un anglais totalement inconnu âgé de seulement vingt ans, qui allait devenir un classique du rock progressif, mais aussi l’une des bandes originales les plus célèbres de l’histoire du cinéma. « Tubular bells », c’est aussi un album qui a connu un immense succès: le Grammy Award 1975 de la meilleure composition instrumentale, et 17 millions d’exemplaires vendus dans le monde, ce qui est assez sidérant pour une œuvre d’une telle ambition et d’une telle singularité.
Car « Tubular bells » est un disque dans lequel Mike Olfield explore les confins de la création musicale. Il est composé de deux longs morceaux de 25 minutes et de 23 minutes, que le créateur aurait bien voulu fusionner en une seule, oui mais voilà, les vinyles ont deux faces, alors il a bien fallu inventer un premier morceau avec un fin, puis une deuxième avec un début…
Bien entendu, lorsque Mike Oldfield a contacté des maisons de disques pour leur proposer un tel projet, on lui a claqué la porte au nez, pas forcément très poliment: produire un album sans chanson, sans même un extrait susceptible de passer à la radio, mais pour qui nous prenez-nous jeune homme? Il a eu beau leur expliquer les subtilités de son travail (par exemple le disque entier est construit sur une alternance phrases musicales de 7 et de 8 temps), il a eu beau leur dire que cette musique n’avait pas été composée pour la radio mais pour être écoutée attentivement dans son intégralité, car c’est alors que sa richesse et la sensation d’étrangeté qu’il dégage explosent (un peu comme c’est en gardant longtemps en bouche une gorgée de vin que ses saveurs se diffusent dans le palais), rien n’y a fait… Mais heureusement pour lui, Mike Olfield a eu l’occasion de rencontrer Richard Branson, qui voulait lancer un nouveau label, et c’est finalement Virgin records qui a pris le risque de sortir le disque – le premier de son histoire, un coup d’essai qui s’est révélé un coup de maître, à la fois sur le plan artistique et commercial.

« Tubular bells » est une œuvre d’une cohérence impressionnante, une espèce de monolithe musical: pendant 48 minutes, pas de batterie, quasiment pas de voix (sauf l’annonce des différents instruments à la fin de Part One, puis des syllabes incompréhensibles et des hurlements prononcés par une voix gutturale et menaçante au milieu du Part Two). Le disque se présente comme un assemblage complexe, inventif, sinueux et déconcertant de mélodies et de sons variés et qui se superposent, de notes de piano, de guitares cristallines ou saturées, de basse, de flûte, de hautbois, de mandoline, de percussions (glockenspiel, timbales, cloches tubulaires, gongs, cymbales, tam-tam)… autant d’instruments joués par Mike Olfield lui-même – il a donc enregistré une symphonie à lui tout seul!
La formule peut surprendre, d’autant plus qu’elle a depuis été dévoyée par des comédies musicales très variétoche, mais « Tubular bells » est bel et bien une symphonie rock, l’une des premières du genre, avec des thèmes inspirés par des genres musicaux très variés (de la musique contemporaine, du rock, du blues, et même la rythmique obsédante du boléro de Ravel…), et qui de ce fait sont d’une diversité assez étonnante : la fin du disque ressemble à des airs traditionnels enjoués, la merveilleuse dernière minute du part I à du folk aérien, tandis que d’autres passages sont beaucoup plus agressifs. Dans les rééditions ultérieures, Mike Olfield choisira de minuter l’album et de nommer certains passages, en indiquant que « Tubular bells » est un assemblage de bribes qu’il avait composées de façon éparse. Il n’empêche, en dépit de la diversité des motifs musicaux (et des tempos), ces passages s’enchaînent de façon subtile et naturelle. L’ensemble donne une œuvre homogène mais déroutante, foisonnante comme une jungle dans laquelle on ne sait jamais où l’on est et où on va, ou mieux encore comme une forêt hantée d’esprits fantomatiques et torturés.

Car si « Tubular Bells » est devenu célèbre, c’est d’abord pour ses premières mesures, qui ont été reprises au ciné dans « L’Exorciste », l’un des plus célèbres films d’horreur. Quelques mois après la sortie du disque, le réalisateur William Friedkin l’entend pour la première fois dans le bureau d’un ami, et il a immédiatement une sorte de révélation: le thème initial, joué par un piano, un orgue et un glockenspiel, serait parfait comme signature sonore de son prochain film, qui racontera l’histoire d’une jeune fille possédée par un démon. De fait, cette introduction se présente comme une mélodie innocente et enfantine, mais son côté lancinant et même hypnotique la rend sourde, dérangeante, inquiétante, comme ces scènes de cinéma filmées en caméra subjective pour donner l’impression qu’un personnage et épié et menacé par un danger potentiellement mortel.
Lorsque Mike Oldfield a commencé à travailler sur ce projet, il était un adolescent de 17 ans assailli d’angoisses (dont il ne parviendra jamais à se libérer totalement, d’ailleurs il a toujours fait preuve d’une grande timidité lors de ses concerts), et beaucoup de commentateurs ont émis l’hypothèse que « Tubular bells » l’a aidé à les conscientiser, à les exprimer, et peut-être justement à les exorciser, comme on dit.

Comme toujours ou presque, l’histoire intime de cet artiste éclaire son œuvre: le jeune Mike Olfield a été marqué au fer rouge par la toxicomanie et par les nombreuses crises de folie de sa mère (qui a fait de fréquents séjours en hôpital psychiatrique), si bien qu’il a développé une personnalité maladivement introvertie, et que lorsque son père lui a acheté une guitare, alors qu’il avait seulement sept ans, il en a tout de suite fait sa meilleure amie. Ce n’est pas très étonnant que son premier disque, composé entre dix-sept et vingt ans (!), se présente comme une œuvre close et auto-suffisante, un refuge intérieur, un univers en soi, à la fois erratique et ordonné, comme peut l’être le psychisme d’une jeune personne en souffrance. Il est bien possible, en effet, que la musique ait sauvé la vie de Mike Olfield…
Pour être honnête, avant de rédiger cette chronique, je ne connaissais de cette œuvre rien d’autre que la fameuse introduction utilisée dans « L’exorciste », et de Mike Olfield je n’avais vraiment entendu que son principal tube « Moonlight shadow », parce que ma mère, je crois m’en souvenir, utilisait un morceau de ce disque pour préparer ses cours quand elle était professeure de danse. La musique contemporaine et le rock progressif ne sont pas trop mes tasses de thé, et le cinéma d’horreur encore moins. Mais l’écoute de « Tubular bells » m’a convaincu qu’il s’agit d’une œuvre tout à fait spéciale, et même majeure, à découvrir ou redécouvrir.
[La vidéo ci-dessous présente la partition du Part One au fur et à mesure de son avancée, ce qui permet de bien se rendre de la pertinence de la comparaison entre ce disque et une symphonie.]