Lorsque j’ai commencé à publier des chroniques musicales sur le réseau bleu, d’abord pour meubler mes soirées solitaires pendant le deuxième confinement de novembre 2020 et pendant l’hiver qui a suivi, je n’aurais sûrement pas imaginé que j’en écrirais un jour une sur Taylor Swift, qui vient tout juste de sortir triomphalement un nouvel album, car ce n’est pas le genre de musique que j’écoute habituellement.
Mais l’année dernière, pendant une soirée que nous passions tous les deux dans son appartement lillois, Aurore m’a montré quelques vidéos YouTube sur cette chanteuse américaine et sur son parcours, sa carrière, ses fans, etc. Durant cette longue discussion, qu’Aurore a peut-être initiée dans l’espoir que je comprenne un peu mieux pourquoi elle apprécie Taylor Swift (sans pour autant en être une grande fan), j’ai appris que celle-ci est beaucoup plus qu’une immense star de la musique populaire (à ce jour elle a reçu trois Grammy awards) : elle EST l’industrie musicale, elle fait la pluie et le beau temps dans le business de la musique populaire états-unienne. Par exemple elle a tordu le bras de son ancienne maison de disques en réenregistrant un à un ses anciens albums pour en récupérer les droits…
J’avoue que j’ai été assez étonné par ce que j’ai vu et entendu ce soir-là, mais ça n’a pas fondamentalement changé mon impression : je continue à voir dans Taylor Swift non seulement une chanteuse, mais aussi une businesswoman qui fait de la musique (ce qui n’est pas tout à fait la même chose). Cela s’est vérifié au moment de la sortie de son dernier album en date, « The Life of a Showgirl » : il a battu le vieux record du nombre de ventes la première semaine (4 millions, contre 3,3 millions pour le « 25 » d’Adele en 2015), mais c’est du en très grande partie au fait qu’il a été diffusé dans une trentaine de versions différentes (en CD, vinyle ou digital) pour gonfler les chiffres, en comptant sur le fait que beaucoup de swifties allaient en acheter plusieurs. Tout ça pue assez l’arnaque, surtout pour un opus qui n’a pas été très bien reçu par la critique (et pas non plus par les fans, d’ailleurs), mais ça n’a pas l’air de déranger la chanteuse, qui au contraire s’en est réjouie : « J’accueille le chaos. La règle du show business, c’est que si c’est la semaine de sortie de mon album et qu’on en parle, ça aide. »
Le côté femme d’affaires transparaît aussi dans la musique de Taylor Swift : elle est certes efficace, parfaitement produite, mais de ce fait très formatée, et même corsetée. C’est aussi le cas pour son physique, d’ailleurs : il est très avantageux, mais si soigneusement travaillé, si souligné par ses mises en beauté chargées et par ses tenues spectaculaires, que j’ai du mal à y voir ce que j’aime et qui me charme chez les femmes : le naturel. Même ses histoires d’amour, par exemple celle avec le chanteur anglais Harry Styles ou celle avec le joueur de football américain des Kansas city chiefs Travis Kelce (avec qui elle s’est fiancée en août 2025), sont scénarisées de façon totalement professionnelle. Taylor Swift le reconnaît elle-même dans sa chanson « Mirrorball » , parue sur l’album précédent : « I’ve never been a natural, all I do is try, try, try » . Il y a chez elle un effort constant pour conquérir la légitimité, que je trouve un peu suspect. Enfin cette chanteuse incarne certains côté de l’Amérique que je déteste, notamment la démesure, l’hubris décomplexé, l’inconscience totale quant aux effets dévastateurs de l’american way of life : c’est flagrant dans le gigantisme et l’effervescence pyrotechnique de ses concerts, ou dans la facilité avec laquelle elle saute dans son avion privé.
En y réfléchissant après cette discussion avec Aurore, je me suis dit que je ferais quand même bien de me pencher davantage sur le parcours de Taylor Swift. J’ai repensé que je connais quelques « swifties » (notamment Clémence, une très bonne amie d’Aurore qui a été sa coloc à Amiens, ou Marlène, une étudiante qui a rédigé son mémoire de M1 sur la médiatisation de la chanteuse dans la presse française), et je vois bien que si elles l’apprécient, ce n’est pas seulement parce qu’elle leur offre des chansons qui les mettent en joie et qui leur donnent envier de chantonner et de danser, mais aussi parce qu’elle incarne un modèle de jeune femme qui ne s’en laisse pas conter, auquel elles pourront se référer dans la société toujours patriarcale où elles sont attendues au tournant. C’est un fait, cette musique fait du bien à des personnes que j’apprécie, donc je ferais bien de m’y intéresser.
Par ailleurs, Taylor Swift s’est clairement engagée dans la dernière ligne droite de l’élection présidentielle américaine de 2024 en faveur de Kamala Harris, et depuis lors elle a fait l’objet de formules méprisantes et haineuses de la part du sinistre bouffon orange qui sert de président aux Américain·es. Être la cible de Trump, ce n’est pas forcément une garantie pour être une personne recommandable, mais enfin ça donne une indication plutôt positive…
Bref, pour pas mal de raisons, je me suis dit que j’allais me documenter un peu et écrire un texte sur Taylor Swift. Et quand je me suis posé la question de la chanson que j’allais chroniquer, la réponse s’est imposée sans la moindre hésitation : « Right where you left me » me touche énormément.
Les quatre premiers vers dressent le décor : il s’agit d’une jeune femme qui se désespère d’être scotchée le jour même et à l’endroit même où son ancien amoureux lui a annoncé qu’il la quittait, le jour même et à l’endroit même où son cœur s’est brisé en miettes. Autour d’elle, tout le monde avance dans l’existence (des amis se séparent, d’autres se marient…), le monde entier est peuplé d’êtres qui apparaissent et disparaissent (des inconnus naissent, d’autres sont enterrés), la vie sociale toute entière évolue aussi vite que les nuages emportés par le vent (« Trends change, rumors fly through new skies » ), mais elle, Taylor, elle est attachée à un instant du passé comme s’il était un piquet profondément enfoncé dans la glaise, et elle ne peut s’empêcher d’y revenir encore et encore, de replonger encore et encore dans le même souvenir qu’elle ressasse en boucle. En fait non, cette façon de présenter les choses n’est pas la bonne : ce n’est pas qu’elle revient sans cesse à cet instant traumatisant, c’est qu’elle ne l’a jamais quitté, sa vie s’est arrêtée ce jour là, dans un recoin de ce restaurant à la lumière tamisée, au moment même où ce jeune homme qu’elle imagine aujourd’hui avoir refait sa vie a soudain laissé tomber quelques mots qui l’ont foudroyée.
Depuis ce jour elle a gagné beaucoup d’argent (« This Taylor is rich ! » 😁), elle a encaissé quelques leçons, des pages se sont tournées, elle a même eu quelques autres love-affairs, mais rien n’y fait, ce n’est pas seulement son cœur qui est congelé, ce n’est pas seulement sa coiffure qui est restée immobile et empoussiérée, c’est sa vie entière qui a été mise entre parenthèses : « Did you ever hear about the girl who got frozen ? / Time went on for everybody else, she won’t know it / She’s still 23, inside her fantasy » . Ses ami·es l’exhortent à aller de l’avant, à « passer à autre chose », comme on dit, mais elle n’en a pas la force et sans doute même pas l’envie : « They expected me to find somewhere, / some perspective, but I sat and stared. »
La musique exprime de façon judicieuse cette impression de tourner en rond dans un labyrinthe sans issue : des boucles de banjo tournoient autour de Taylor de façon aussi implacable que ses pensées obsédantes envahissent sa conscience, sa voix ne s’arrête quasiment jamais de chanter, les phrases s’enchaînent les unes aux autres sans laisser le moindre répit… Plus poignant encore, la seule étincelle de vie qui émerge de cette chanson, c’est la répétition de « You left me noooo » qui annoncent le leitmotiv de la chanson (« You left me no choice but to stay here forever » ), et qui sonnent comme une plainte désespérée, et même comme un appel à l’aide (d’ailleurs deux vers commencent par « Help » ) : s’il vous plaît, je vous en prie, y a-t-il quelque part quelqu’un qui pourrait me sortir de ce tunnel infernal et interminable ? Pour donner une idée de la douleur que Taylor met ici à nu, cette chanson parle d’une jeune femme bloquée dans sa vingt-troisième année, alors que cet album, « evermore », est sorti le jour de son trente-et-unième anniversaire…
Lorsque j’ai découvert cette chanson, j’ai tout de suite pensé à un couple d’amis assez âgés dont l’un des fils s’est suicidé en pleine jeunesse suite à un chagrin d’amour. Quand ils m’avaient raconté cet épisode dévastateur de leur vie, j’avais bien sûr été très triste pour eux. Mais je n’avais pas pu m’empêcher, en moi-même, de trouver ça navrant d’en finir avec la vie pour une raison aussi banale, et même triviale. Être désespéré qu’une personne que l’on aime nous quitte, c’est tout à fait compréhensible (je le sais pour l’avoir vécu, et j’ai morflé très longtemps), mais si ça n’en finit pas, ça a quand même quelque chose d’absurde et pathétique. Personne n’est irremplaçable, et des années après, ou des mois après si on a un peu de chance, on s’en rend bien compte, et si on est honnête on en vient à se poser ce genre de questions : comment ai-je pu idéaliser cette personne à ce point ? Comment ai-je pu croire que sans elle ou sans lui ma vie n’avait plus de sens ? Comment ai-je pu songer que sans elle ou sans lui je ne retrouverais plus jamais le goût de vivre, de m’amuser, de désirer, de faire des projets ?
Lorsque ma femme m’a quitté en 2017, alors que j’étais en train de commencer à voir péniblement le jour au sortir d’une dépression terrible qui l’avait elle aussi épuisée, je lui suis resté scrupuleusement fidèle pendant encore cinq ans de plus, parce que je croyais dur comme fer que je ne rencontrerais plus jamais quelqu’un qui me plairait autant. C’était la femme de ma vie, c’est la maman de mes enfants, alors moi aussi je suis resté scotché « right where she left me », et j’avais si peu envie de sortir de cet état que j’ai laissé passer un paquet de sollicitations très explicites : mon cœur aussi était en hibernation, il ne voulait personne d’autre qu’elle.
Je ne sais pas si c’était une bêtise, peut-être qu’il me fallait ce long purgatoire pour comprendre ce que je crois avoir compris aujourd’hui : une rupture, c’est dur, mais on s’en remet, surtout si on s’efforce de rester ouvert aux rencontres, surtout si on fait confiance à l’existence et au fait que des gens bien, des gens gentils, des gens sensibles, des gens tendres, des gens généreux, des gens intelligents, des gens cultivés, des gens drôles, des gens beaux, des gens sexy et sensuels, des gens qui partagent globalement nos valeurs et notre projet de vie, il y en a des palanquées sur cette Terre (bon d’accord, des gens qui sont un peu tout ça à la fois, qui sont le combo parfait, il y en a déjà un peu moins…).
Mais ce que je crois avoir appris de plus important, et qui fait que je ne resterais plus bloqué pendant des années « right where she left me » si cette épreuve devait me tomber dessus à nouveau, c’est qu’une rupture n’est pas, en tous cas n’est pas forcément le signe qu’on est remis en cause personnellement. Il est fini le temps où mes échecs (notamment sentimentaux) démolissaient mon estime de moi-même : même si la personne que j’aime ne veut plus de moi, je n’oublierai pas que j’ai de la valeur. Si j’ai fait tout ce que j’ai pu pour que ça marche et si malgré tout ça n’a pas marché, ce n’est pas, comme je le croyais dans les dernières années de mon mariage, parce que je suis un pauvre type incapable qui a tout foiré : c’est que ça ne pouvait pas marcher, voilà tout. Et un échec, même le plus cuisant, ne justifie pas de s’arrêter de vivre et de rester encalminé « right where you left me ». J’aurais aimé apprendre cette leçon plus tôt, car cela m’aurait permis de ne pas prolonger mes chagrins d’amour outre mesure. Mais c’est comme ça.
« And it’s been so long »


