Soft cell, dont le compositeur et claviériste David Ball vient tout juste de décéder à l’âge de 66 ans, « paisiblement dans son sommeil » , fait partie de ces groupes qui doivent leur célébrité à une reprise, et qui plus est à une reprise qui ressemble fort à un « one hit wonder » (un succès unique).
Ce duo, composé d’un frontman flamboyant (le chanteur Marc Almond) et d’un compositeur et multi-instrumentiste discret et toujours penché sur ses claviers et ses machines (David Ball), a été formé en 1979. Paru en 1981, son premier album, « Non-stop erotic cabaret », est considéré comme un classique de la musique électronique par beaucoup de critiques et par les amoureux de la synthpop (dont je ne suis pas). Soft cell était surtout apprécié pour son interprétation sensuelle mais sombre de la synth-pop.
La chanson qui les a fait connaître, « Tainted love », figure sur ce disque, mais elle a originellement été créée en 1964 par la chanteuse américaine Gloria Jones, dans une version soul très rythmée et même fougueuse, avec des cuivres, un rythme de guitare électrique et des chœurs féminins. À l’origine, ce morceau exprime le cri du cœur d’une jeune chanteuse qui souffre d’une relation amoureuse très insatisfaisante (« The love we share / seems to go nowhere / and I’ve lost my light » ), qui se pose des questions sur son avenir et qui envisage d’en sortir (« Sometimes I feel I’ve got to / run away I’ve got to / get away » ), parce qu’elle a l’impression que l’amour qu’elle offre n’est pas apprécié à sa juste mesure (« You don’t really want IT any more from me / To make things right / You need someone to hold you tight » )… et qui finit par affirmer avec force son indépendance (« Once I ran to you (I ran) / Now I’ll run from you » ). Aujourd’hui on dirait peut-être que c’est une femme qui en a marre d’avaler des couleuvres ou de laisser passer des red flags sans réagir, et qui finir par prendre son courage à deux mains et par se mettre à l’abri.
En 1975, une première reprise de « Tainted Love » par Ruth Swan est passée relativement inaperçue (il faut dire qu’elle n’apportait pas grand chose de nouveau), et il faut attendre 1982 pour que la version de cette chanson par Soft cell devienne un immense succès, d’abord au Royaume-Uni (elle y est restée numéro 1 des ventes pendant trente semaines), puis dans le monde entier (elle a atteint cette place de numéro 1 dans dix-sept pays, et elle s’est écoulée à plus de 21 millions d’exemplaires à ce jour).
Dans cette reprise, la production est typiquement celle de la new wave qui triomphait à l’époque dans les classement de ventes : pas d’instruments organiques et certainement pas de guitares électriques, mais un gimmick qui revient tout du long en forme de « bip bip » de monitoring ou de double claquement de mains (« clap clap »), une boîte à rythme et des sons électroniques froids et désincarnés, un rythme ralenti mais malgré tout saccadé et sautillant, un synthé cheap et sinueux qui disparaît en fade away, des choeurs masculins, et au milieu de tout cela, la voix puissante de Marc Almond, qui déclame presque comme un tragédien (je mets en bas de cette chronique sa ligne vocale sur cette chanson, qui est très impressionnante et fait se dresser les poils). Ici le texte est simplement adapté au masculin, et il explore à nouveau les contours d’une relation amoureuse homosexuelle (les photos que je colle ici indiquent une forte volonté de s’ancrer dans la communauté gay, à l’instar de Frankie goes to Hollywood par exemple), une relation qui, dans cette version glaciale, est moins frustrante que carrément toxique.
Il faut dire que le contexte était tout différent qu’en 1964 : au tout début des années 80, on commençait à entendre parler d’un virus surnommé alors « Grid » (pour « gay-related immunodeficiency »), la communauté homosexuelle commençait à craindre que cette épidémie entretienne sa stigmatisation, et surtout elle commençait à voir quelques-uns de ses membres emportés par cette maladie mystérieuse que l’on n’appelait pas encore le SIDA. Dans ce contexte, dont Marc Almond et David Ball n’avaient sans doute pas conscience eux-mêmes, le titre de la chanson (« amour souillé », voire « infecté »), cette façon fiévreuse de chanter « Ne me touche pas s’il te plaît », prennent une dimension tragique et politique.
Et cette fois-ci, parce que la chanson est dans l’air du temps, musicalement et socialement peut-être, et pour on ne sait trop quelle alchimie (à l’époque, combien de groupes ont produit une musique du même tonneau sans percer?), cette reprise sulfureuse fait mouche… Ce succès a d’ailleurs précipité Soft cell dans une spirale descendante dont le groupe ne s’est pas remis : comme l’a récemment confié David Ball, « Nous pouvions enfin nous payer de nouvelles drogues pour supporter l’ennui des interviews » . Si bien qu’après quelques années de tensions et de descente aux enfers, le duo s’est séparé en 1984, au moment même où la vague de la synthpop était en train de commencer à refluer.
En dépit des graves problème de santé de David Ball, Soft Cell s’est reformé plusieurs fois pour jouer dans des festivals (la dernière fois, en août au Rewind Festival, David Ball s’est produit sur scène en fauteuil roulant), ou dans des tournées nostalgiques de musiciens des années 80. Il venait aussi d’achever un nouvel album intitulé « Danceteria », qui sortira au printemps prochain.
J’ai découvert « Tainted love » sur le tard, parce qu’à l’époque de sa sortie, les copains du collège de la Villeneuve qui m’avaient initié à de nouvelles musiques n’étaient pas du tout intéressés par la new wave (moi à onze ans, j’aimais les guitares, The Police et Téléphone). J’ai sans doute entendu « Tainted love » à la radio un certain nombre de fois, mais je n’aimais pas trop la synthpop, que j’ai encore aujourd’hui un peu tendance à assimiler à une musique de pacotille (un jour en entendant Blancmange j’ai même pensé à de la « musique de foire »). En réécoutant ce matin plusieurs fois « Tainted love » pour écrire cette chronique, je me suis dit que c’est un jugement très sévère : en réussissant à rendre dramatique et intensément charnelle une chanson dans laquelle les instruments sont tous électroniques, Soft cell a quand même réussi quelque chose de brillant.
Je crois que je n’ai vraiment découvert cette chanson que quand j’ai connu mon ami Elric, qui est âgé de quelques années de plus que moi, et qui lui était un grand fan de musiques électroniques durant son adolescence. Je suis sûr qu’il est triste et qu’il a reçu un bon coup de pelle en apprenant la mort de David Ball 🥺
« I give you all a boy could give you »
La version a capella, avec la voix de Marc Almond, franchement déchirante

