Feu! Chatterton, qui a sorti le mois dernier son quatrième album intitulé « Labyrinthe », fait partie de ces groupes ou de ces artistes qui suscitent beaucoup d’affection et même d’enthousiasme au sein du public auquel j’appartiens socialement (disons le public petit-bourgeois de gauche, qui écoute volontiers France-Inter et qui dit préférer le cinéma et la lecture au football et aux apéros-barbecue)… mais qui pourtant me laissent un petit peu sur la réserve (il y a d’autres exemples, comme Saho de Sagazan). Plusieurs de mes amis, plutôt de mes amies d’ailleurs, en sont totalement fans (je les soupçonne parfois d’être un peu amourachées du chanteur Arthur Teboul). À chaque fois qu’elles partagent une chanson de ce groupe parisien, je clique sur le lien pour l’écouter, et à chaque fois ou presque je me dis que c’est intéressant, agréable et classieux, il n’y a rien à redire à cela… mais rien à faire, je ne me sens pas vraiment emballé.
Bien sûr, je reconnais et j’apprécie cette alliance entre un aspect flamboyant qui, aux dires de celles et ceux qui les ont vus, fait merveille sur scène, et l’élégance poétique de la plume d’Arthur Teboul (élégance étant un terme qui sied bien aussi à ses tenues toujours savamment chic et décontractées), la distinction et le caractère soutenu de sa diction, la subtilité et l’originalité de sa voix souple, tour à tour traînante et rapide, parfois nette, parfois nasillarde, parfois rauque…
Mais il y a aussi dans ce groupe, et surtout chez son chanteur charismatique, un côté dandy et suranné qui, en tous cas je le ressens comme ça, flirte un peu avec le maniérisme, si bien que je n’arrive pas à me laisser totalement emporter. J’ai du mal à trouver les mots pour l’expliquer, et ça paraît déconcertant à mes propres yeux, car comme je le disais pour commencer, je suis pile poil dans le cœur de cible de ce groupe. On va dire que je trouve cette musique, et surtout ce chant, parfois pas assez libre, pas assez sauvage… Et pourtant c’est justement le côté ciselé et méticuleux des textes et des arrangements que j’adore chez d’autres artistes ! Va comprendre, Charles… Je ne prétends pas être logique dans mes goûts, heureusement, parce que là je suis bien en peine de les justifier.
Plus bizarre encore, la chanson que je partage ce soir est ma préférée de toutes celles que j’ai écoutées de Feu ! Chatterton, alors même qu’elle n’est pas exempte de ce dont je viens de parler. « À l’aube » figure sur le premier EP du groupe paru en 2014. À son écoute de ce morceau, ce qui me dérange un peu dans le quintet, et notamment chez Arthur Teboul, est là et bien là : un chant déclamatoire et un peu grandiloquent, comme chez Léo Ferré (et malheureusement, de mon point de vue en tous cas, comme le côté de Léo Ferré avec lequel j’ai du mal).
Mais ici, va savoir pourquoi, je trouve que cela fonctionne à merveille et que cette chanson est formidable.
J’aime d’abord l’alternance entre des moments lents où une ligne de synthé suspendue fait naître la tension et où la basse se fait pesante et grave, et d’autres étourdissants, dans lesquels la batterie et les guitares s’excitent mutuellement et évoquent une envie de vivre vite et fort, un désir d’incandescence, une ardente attente que la vie nous embrase.
Et puis il y a surtout le texte, magnifique, d’une richesse et d’une puissance peu communes.
En un sens, « À l’aube » est une splendide ode au départ, à la découverte, au voyage, à l’odyssée, à l’aventure, à « l’insolent et naïf sentiment de liberté, les poumons amples » , à la surprise (« Il faut choisir, la vie est ailleurs / Voilà ce qu’on se disait » ). Peut-être plus encore, c’est une protestation contre le quotidien poisseux (« La peur de s’engraisser ici / que le confort nous abêtisse » ), un refus de se laisser briser les ailes et de mourir à petit feu (« À celui-là aussi on coupe les branches qui font ombrage / et les feuilles y meurent à l’automne » ), une impatience de vivre (« Dans nos longues nuits blanches / qui s’en allaient mourir dans le cendrier, / on a beaucoup rêvé et attendu que les choses adviennent » ).
Mais ces paroles expriment aussi de façon poignante le manque généré par l’éloignement (de ses lieux, de ses racines, de ses proches), et plus encore la morsure cruelle de l’absence, voire du sentiment d’abandon lorsque quelqu’un que l’on aime est parti chercher loin, très loin, ce qui lui manquait (je pense ici à l’un de mes amis dont le frère s’est définitivement installé en Nouvelle-Zélande, ou au Marius de la trilogie marseillaise de Pagnol, tellement habité par ses envies d’ailleurs qu’il en sacrifie l’amour…) :
« Et si nous avons pleuré ensemble
ce jour de septembre où nous nous sommes quittés,
c’est qu’on savait que l’infinie tendresse,
la mémoire et le téléphone mobile
sont peu de choses contre la distance
Que tout allait changer
« Il est parti »
Enfin le texte d’Arthur Teboul traduit avec le cœur noué la nostalgie du temps où le monde était devant soi (« l’âge libre avant la vie domestique » ), du temps où tout restait à découvrir, où l’on ne vivait que des premières fois, où la naïveté et l’innocence n’avaient pas encore été érodées ou fracassées par l’âpreté de l’existence, par les désillusions, par la banalité des jours et des nuits, par la répétitive alternance des enthousiasmes et des déceptions, et par la lassitude accablante qui finit inévitablement par en découler :
« Je me suis aussi dit que j’étais sans doute moi-même moins fougueux,
moins dispendieux qu’en notre prime adolescence
Lors on découvrait, comme tout le monde
le péril de toute véritable entreprise de séduction
et la saveur des lèvres maladroites et conquises
On apprenait aussi par cœur les mystères âpres et charnus
du con féminin qu’on touche d’abord avec les doigts
Et surtout, surtout,
l’insolent et naïf sentiment de liberté, les poumons amples,
quand on prend la route du voyage pour la première fois »
Après les avoir lues et relues, écoutées et réécoutées, je me dis que les paroles éblouissantes de cette chanson (comme j’aimerais les avoir écrites !), de ce poème qui tient parfaitement debout sans la moindre note de musique, sonnent comme une métaphore de la vie, de cette vie dans laquelle nous avons besoin de ressentir un attachement puissant, parce que c’est indispensable pour nous sentir assez solides et en sécurité pour pouvoir partir explorer le monde sans que cela soit une fuite. Une métaphore de cette vie dans laquelle nous ne cessons de faire des allers et retours entre d’un côté ce qui nous rassure, ce qui nous apaise, ce qui nous réconforte, ce qui ravive notre énergie, et de l’autre côté ce qui nous attire, ce dont l’exploration nous excite et nous ravit. De cette vie dans laquelle, l’âge avançant, nous sommes de plus en plus revenu·es de tout, et dans laquelle il est de plus en plus difficile de ne pas perdre le feu et d’avoir toujours envie de repartir encore, en se demandant ce qui nous attend, en étant même impatient d’être traversé·e par de nouvelles découvertes, de nouvelles rencontres, de nouvelles émotions, qui seront d’autant plus bouleversantes qu’elles nous permettront d’explorer de nouvelles facettes et de nouvelles contrées de nous-mêmes.
Être revenu de tout, mais avoir quand même envie de repartir : c’est, je crois, une assez bonne manière de décrire le rapport au temps et à la vie que j’essaye de cultiver, au fur et à mesure que j’avance en âge et que je redescends l’autre côté de la colline.
Comme souvent, comme très souvent même, je finis cette chronique en me disant que j’ai sans doute été injuste avec cet artiste ou ce groupe, qu’il faut que je lui redonne sa chance, car finalement ce que j’ai entendu et commenté de Feu ! Chatterton est vraiment, vraiment bien.
[Et je vous conseille aussi de regarder ce clip magnifique]



