Première chanson du septième album de Cat Power, sorti en 2006 et qui porte le même nom, « The greatest » est à la fois un hommage à Mohammed Ali, le plus grand boxeur de l’histoire sans doute (et qui était l’un des héros de mon grand-père), et un auto-portrait très émouvant en forme de combattante fragile, de guerrière vulnérable, de femme aussi pétrie de doutes que courageuse.


La boxe est ici utilisée par Cat Power comme une métaphore de la vie, de la difficulté à tenir debout sur le ring quand on est saoulé de coups, du fait qu’on peut encaisser beaucoup sans s’effondrer, du fait que les encouragements de la foule nous donnent du courage, du fait que quand on est en plein coeur du combat on ne peut au final compter que sur soi-même, et puis aussi du fait que même quand on croit s’être protégé par une garde infranchissable, même quand on gagne aux points et que la victoire semble nous tendre les bras, on peut quand même être anéanti par un uppercut ou un direct foudroyant que l’on n’a pas vu venir…
Pour bien comprendre le sens et le poids de cette chanson, sans doute faut-il connaître un peu la personnalité de Charlyn Marshall (le vrai nom de Cat Power), et pour cela remonter l’histoire de sa vie. Elle a subi une enfance erratique et traumatisante, avec des parents chaotiques et sévèrement addicts à l’alcool et à la défonce, une grand-mère grenouille de bénitier qui ne cessait de lui parler de Satan, un beau-père témoin de Jéhovah… Ce n’est pas le cadre le plus propice pour grandir et se construire une personnalité stable : à l’adolescence, Chan Marshall a été baladée de lycée en lycée, elle est très vite devenue elle-même plus ou moins alcoolo et accro à la drogue, et elle a développé un imaginaire aussi débridé que dark.
Cette histoire de vie assez dramatique explique que les textes et les compositions de Cat Power aient d’abord été très sombres et minimalistes, voire décharnés, qu’elle ait privilégié un chant viscéral, et que ses concerts aient longtemps été des expériences assez désarçonnantes (on ne savait pas forcément en commençant combien de temps elle resterait sur scène). C’est une artiste sauvageonne, farouche et imprévisible, qui a consacré l’essentiel des trente premières années de sa vie à lutter contre des démons obsédants, et forcément c’est un mode de vie épuisant pour elle-même aussi bien que pour ses proches.
Il fallait ce récit, je crois, pour faire comprendre tout ce que Chan Marshall a investi dans ce disque sorti en 2006 alors qu’elle avait trente-quatre ans, et notamment dans cette chanson. Bien des années plus tard, elle expliquera dans une interview aux Inrockuptibles: « Quand j’ai écrit la chanson The Greatest, c’était juste après un concert en Caroline du Nord. Ma mère était venue me voir jouer et je n’étais vraiment pas en forme. J’ai tout donné pour qu’elle soit fière de moi. Le soir à l’hôtel, j’étais exténuée, littéralement KO comme après un combat de boxe. »
Ces quelques phrases disent bien, je trouve, ce qu’est la vie de Chan Marshall, une vie sur le ring, une vie placée en grande partie sous le signe de la lutte et de la douleur. Pendant des années, elle s’est battue avec l’énergie du désespoir pour échapper aux ombres du passé, elle a appris à esquiver les coups d’un pas de côté furtif et à tenir les importuns à distance par des feintes de frappe subtiles, elle est encore marquée par les cicatrices et les ecchymoses, elle s’est souvent cachée et repliée sur elle-même pour se préserver… Mais elle recueille les fruits de son combat avec, enfin, un peu de paix – et même assez de paix pour accepter la faiblesse et l’échec.
C’est en tous cas ce que laissent entendre les quatre premiers vers de « The Greatest »: la chanson s’ouvre sur un aveu en forme de délire de grandiosité et d’invulnérabilité (« Once I wanted to be the greatest / No wind or waterfall could stall me » ), mais elle bascule tout de suite dans le constat humble et désolé que cet espoir a été déçu (« And then came the rush of the flood / Stars at night turned deep to dust » ). Espoir et déception sont mêlés, tristesse et soulagement se succèdent, comme dans toute vie, mais au moins l’existence devient plus légère quand le mélange est à peu près équilibré.
Musicalement aussi, « The Greatest » est une ballade aussi mélancolique, et donc contrastée. Elle est « jolie », avec avec des violons cinématographiques et des choeurs angéliques, et en même temps elle est portée par une batterie sèche et scandée une guitare noyée de flanger (cet effet sonore qui consiste à additionner la note d’origine avec la même note très légèrement retardée, pour donner une impression de flou et de ouaté). Quant à la voix de Cat Power, elle est très touchante par sa douceur, son grain léger mais très subtilement rauque, son côté un brin las et désabusé…
« The Greatest », l’album, est une échappée belle.
« The Greatest », la chanson, est un magnifique numéro d’équilibrisme émotionnel dans lequel Chan Marshall, plutôt que de réprimer ou de dompter ses émotions, nous montre comment elle essaye de les apprivoiser, nous aidant ainsi à mieux accueillir, apprivoiser et exprimer les nôtres. Un superbe cadeau, digne d’une artiste majuscule.


Magnifique chronique. Je ne savais pas qu’elle avait été aussi bousculée dans sa vie. Merci Greg
Merci David! J’ai plusieurs fois parlé de la vie de Cat Power, mais jamais de façon aussi détaillée. Un peu sur la chronique de « Nude as the news », une chanson absolument formidable (je ne sais pas si tu connais?), que j’ai chroniquée dans ma première année en musique: https://gregoryderville.com/index.php/2021/04/15/cat-power-nude-as-the-news/