Jacques Brel – « La ville s’endormait »

Cette chanson majestueuse, ma préférée de Jacques Brel, décrit la peine d’un homme fourbu, usé par la vie, épuisé par les épreuves, à bout, amer.

Pour se consoler comme il le peut, ou pour simplement tenir debout en trouvant une raison d’exprimer le peu d’énergie qui lui reste, il balance d’une voix théâtrale des formules stupidement misogynes (« Mais les femmes toujours / ne ressemblent qu’aux femmes, / et d’entre elles les connes / ne ressemblent qu’aux connes« ).

Mais ce qui domine dans tout le reste de la chanson, c’est une tristesse insondable. Cela se passe au crépuscule et cela parle de fatigue, de douleur, de « temps arrêté », de brûlure… Et tout cela est exprimé avec une langue d’une beauté simple et parfaite (oui Sylvaine, tu as raison, finalement j’aime beaucoup la poésie), qui n’a pas besoin de « faire sa souveraine », car elle EST souveraine:

« Et la fatigue plante

son couteau dans mes reins,

et je fais celui-là

qui est son souverain

On m’attend quelque part

comme on attend le roi

Mais on ne m’attend point

Je sais, depuis déjà

que l’on meurt de hasard

en allongeant le pas »

(…)

Il est vrai que parfois,

près du soir, les oiseaux

ressemblent à des vagues,

et les vagues aux oiseaux,

et les hommes aux rires,

et les rires aux sanglots »

L’accompagnement musical redouble et renforce l’impression de détresse et de lassitude, cette sensation d’engourdissement, cette difficulté à avancer: des notes répétées sur un rythme ralenti et lancinant, des silences expressifs qui isolent des mots, des ellipses qui les relient soudain pour sauter de souvenir en souvenir, la diction de Jacques Brel qui ralentit comme si sa langue elle-même portait un fardeau insupportable… Tout, dans cette chanson, exprime l’accablement.

Mais soudain il y a, tout à la fin de cette chanson, une apparition enchanteresse, promesse d’un renouveau auquel cet homme a peut-être encore du mal à croire, mais enfin qui est là, et qu’il serait vraiment dommage de laisser passer sans rien faire:

« La ville s’endormait,

et j’en oublie le nom

Et vous êtes passée,

demoiselle inconnue,

à deux doigts d’être nue,

sous le lin qui dansait »

À moins peut-être que cette apparition, ce soit la mort qui vient danser devant cet homme meurtri pour l’attirer dans sa toile d’araignée? C’est bien possible, car lorsque Brel a écrit « La ville s’endormait », il était installé aux Marquises et il se savait déjà incurablement malade. Peut-être cette chanson mélange-t-elle des souvenirs anciens et cuisants avec la seule perspective qui lui restait alors: attendre que la mort vienne le prendre, en espérant ne pas trop être tenaillé par la souffrance.

En tous cas c’est une chanson d’une beauté vénéneuse, de celles qui font de Brel l’un des géants de la chanson en langue française.

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