Composés entre 1909 et 1913, les Préludes de Claude Debussy sont une série de 24 courtes pièces pour piano, qui sont des œuvres à part entière, très différentes et indépendantes les unes des autres.
Toutes ces œuvres ont cependant un point commun: elles s’inscrivent typiquement dans ce que les musicologues appellent la musique impressionniste, c’est-à-dire une musique qui, par petites touches, comme en peinture chez Monet, invite à la rêverie et au voyage. Comme l’a dit lui-même Debussy, « Quand on n’a pas les moyens de se payer des voyages, il faut suppléer par l’imagination » : et c’est exactement ce qu’il nous propose dans ses préludes.
Pour la plupart de ces pièces, d’ailleurs, le titre est en soi une promesse de dépaysement, une invitation au mystère, à la méditation ou à l’émerveillement: « Les collines d’Anacapri » , « Ce qu’a vu le vent d’ouest » , « La fille aux cheveux de lin » , « La cathédrale engloutie » , « La terrasse des audiences du clair de lune » , « Les fées sont d’exquises danseuses »… Debussy a choisi ces titres pour créer chez l’auditeur des associations d’images ou de sensations fluides et flottantes, comme quand on se retrouve devant une série de tableaux de la cathédrale de Rouen par exemple. Qui plus est, il ne les a indiqués qu’en fin de morceau, afin que chaque pianiste puisse découvrir et choisir librement la façon d’interpréter la partition, sans être influencé par les impressions privilégiées par le compositeur.
« Des pas sur la neige » est la sixième pièce du premier livre des Préludes. Écrite dans une tonalité mineure, elle démarre sur un rythme très lent qui, selon l’indication de Claude Debussy lui-même, « doit avoir la valeur sonore d’un fond de paysage triste et glacé » . Les premières mesures semblent hésitantes, presque immobiles, avec un léger ostinato et, par ci par là, des notes volontairement en dehors de la tonalité. Tout cela donne déjà une sensation d’errance, de mélancolie, d’isolement et de désespoir, surtout quand, comme dans cette interprétation d’Arturo Benedetti Michelangeli, ce prélude est joué sur un tempo particulièrement lent. Après une très légère animation au coeur du mouvement, les dernières notes sont à nouveau de plus en plus espacées, de plus en plus évanescentes, de plus en plus prolongées par la pédale, de plus en plus spectrales. C’est même à croire que la dernière note n’est pas jouée au piano, mais qu’elle est le silence ultime, comme si « Des pas sur la neige » devait finalement déboucher sur une évocation du néant. Dans un monde vide et froid, il n’y a pas d’autre signe de vie que des traces de pas laissées par on ne sait qui, sur un support immaculé mais périssable, et dont il ne restera bientôt rien qu’un souvenir…
Un historien de la musique a décrit ce prélude comme une « expression de la solitude et de la désolation » . De fait, il ne me donne pas une envie furieuse de danser la Macarena… Mais quelle beauté sidérante!
Est-ce possible de transcrire mieux que cela en musique le mot « délicatesse » , ou le mot « mélancolie » ? Pour être franc, je ne vois pas très bien comment. Et je crois que c’est pour cela que « Des pas sur la neige » est, juste derrière le « Part I » du Köln concert de Keith Jarrett et « Peace piece » de Bill Evans, sur le podium de mes œuvres préférées au piano.