Marlon Williams, feat. Lorde – « Kahore He Manu E »

Ce soir, encore une magnifique découverte piochée dans le formidable coffre aux trésors musicaux qu’est l’émission de Michka Assayas sur France Inter, « Very good trip » .

Plus qu’une découverte, je devrais d’ailleurs plutôt dire qu’il s’agit d’un coup de cœur, de ceux qui nous renversent, qui s’insinuent en nous et qui prennent possession de nous par leur seule délicatesse. Avant-hier j’ai partagé un morceau de The Pixies qui fracasse le pont-levis pour forcer l’entrée de notre cerveau : aujourd’hui au contraire, c’est une chanson qui nous envoûte et nous invite à le descendre librement, ce pont-levis, pour que la beauté et la douceur puissent entrer, se répandre et prendre leurs aises.

Culturellement, l’appellation « Maoris » rassemble des populations polynésiennes qui se sont installées en Nouvelle-Zélande depuis environ un millénaire, par vagues successives. Certains viennent des îles Cook, d’autres des Fidji, d’autres encore des Samoa, ou des Tonga… Aujourd’hui ils représentent pas loin d’un million de personnes, soit près de 20% de la population néo-zélandaise.

Pour moi qui suis un grand amateur de rugby, le mot maori est d’abord associé à des gaillards surpuissants aux biceps et aux mollets plus épais que mes cuisses, qui martyrisent les piliers adverses dans les mêlées ou qui tamponnent les trois quarts centre comme des autobus. Cela correspond assez bien à la façon dont ce peuple a été décrit par les premiers colons : il y apparaît comme « une race de guerriers féroces et fiers » , répartie en tribus qui se font très souvent la guerre, les vainqueurs réduisant leurs vaincus en esclavage, quand ils ne les dévorent pas. Je ne connais pas assez l’histoire de ce peuple pour savoir dans quelle mesure ces récits de sauvagerie sont corrects, mais en tous cas le fait est que les rugbymen maoris, à commencer par le fameux concasseur de défenses Jonah Lomu, ne sont pas précisément le genre de types contre lesquels j’aurais envie de jouer un match de rugby (cela dit est-ce que j’aurais envie de jouer un match de rugby? Je ne crois pas 😱).

L’artiste dont je partage aujourd’hui une chanson est très éloigné de la culture viriliste du rugby. S’il est d’origine maori, Marlon Williams a très vite choisi la voie de la musique (il est compositeur, chanteur et guitariste), mais aussi du cinéma (on l’a vu en second rôle dans quelques films hollywoodiens, dont « A star is born » de Bradley Cooper).

Après avoir chanté en anglais pendant une quinzaine d’années dans différents groupes et dans trois albums en solo, il s’est replongé pendant le confinement dans la culture maori de ses ancêtres, dont il a alors pris la mesure de la fragilité. Comme il l’a dit lui-même, « Il faut une génération pour perdre une langue, mais il en faut trois pour la recréer » .

Aussi Marlon Williams a-t-il décidé de contribuer à la renaissance de la culture maori. Il a donc choisi d’écrire pour la première fois un album dont les chansons sont toutes en « Te Reo » , une langue à la séduction étrange. Autre nouveauté de ce disque, intitulé « Te Whare Tiwekaweka » , et qui vient tout juste de sortir, il n’y chante pas de ballades country-pop avec la belle voix de crooner de ses débuts, mais des chansons inspirées par la musique traditionnelle maori qu’écoutaient ses parents et ses grand-parents, et qui plus est il les chante avec une délicieuse voix flûtée.

Preuve de la force et de la sincérité de ce retour aux sources, Marlon Williams a également produit un documentaire sur son propre parcours et sur la façon dont il a progressivement été amené à renouer avec ses racines maori. Ce film, qui sera présenté au festival de Cannes, et pour lequel il lui a fallu beaucoup de travail (« There is so much to remember to re-learn and learn » , a-t-il dit en interview), a pour titre « Ngā Ao E Rua – Two Worlds » , comme pour dire que cet artiste n’est pas écartelé entre deux cultures, mais a les deux pieds bien plantés dans les deux à la fois. Pour lui il ne s’agit pas d’une lubie passéiste, au contraire il veut rendre sa culture d’origine bien vivante, aujourd’hui.

Il se trouve que dans la période récente, la majorité conservatrice au pouvoir en Nouvelle-Zélande a pris plusieurs décisions qui reviennent en arrière sur les droits de la minorité indigène. Le projet de Marlon Williams a donc acquis une dimension politique qu’il n’avait pas forcément imaginée au départ, et certains leaders du mouvement maori l’ont mis en avant comme un porte-drapeau de leur culture.

Le jeune artiste n’y est pas du tout hostile, mais il insiste quand même sur le fait que ses textes abordent essentiellement des thèmes personnels et intimes. C’est notamment le cas dans cette très courte et envoûtante ballade, où il partage la voix avec la chanteuse Lorde, qui est l’une des plus grandes stars néo-zélandaises du moment, et qui bien que d’origine européenne, nourrit une passion pour la culture maori (elle a décidé d’apprendre la langue Te Reo à l’âge adulte). La douceur et la beauté de la musique, où domine le piano, et de leurs voix entremêlées, est franchement à couper le souffle.

Dès le premier vers, Marlon Williams y exprime une vulnérabilité frémissante qui me touche beaucoup : « Kāhore he manu e kakapa i roto rā » , cela signifie « Il y a pas d’oiseau qui frissonne en moi » , comme si après toutes ces années il n’avait pas encore bien compris de quelles profondeurs de l’âme lui vient toute cette fragilité. Et « toi aussi tu es un oiseau qui s’envole pour nulle part » , ajoute-t-il immédiatement, dans une déclaration touchante de fraternité (« Me he manu koe hoki, rere atu ki wawā » ).

La suite des paroles évoquent une envie de calme et de silence (« Mā wai e kiki te tātākī o te rau? » , « Qui fera taire le bruit que font les gens ? » ), une aspiration à la légèreté (« Oma ake tonu ai, ka pekea ngā matata » , « Et moi, toujours en train de courir, de sauter par-dessus les fissures » )… Il faut vraiment aller lire la traduction de ce texte pour être saisi par sa poésie troublante, comme lorsque Marlon Williams invite à gratter la lune pour qu’elle saigne du lait – peut-être une manière de donner confiance sur le fait que de tout il peut finalement perler de la douceur et de la paix ?

Quant au dernier vers de cette chanson, « He kōingo, he karanga ki a rīpeka, haramai » , il signifie « Un désir ardent, un appel pour aller vers toi – viens » . Dans une interview au journal anglais The Guardian, Marlon Williams a affirmé que selon lui, la musique est l’un des principaux vecteurs du rapprochement entre les peuples, entre les cultures, et aussi entre les personnes (« Music makes you fall in love with people » ). Je ne sais pas s’il a raison, et d’ailleurs je ne vois pas forcément très bien comment cette affirmation pourrait être « validée » et transformée en un énoncé scientifique solide. Mais j’aime cette idée, j’ai envie d’y croire : oui, pour moi en tous cas c’est une réalité que j’expérimente intimement, la musique adoucit les mœurs, et les cœurs aussi – en tous cas elle adoucit le mien, surtout à l’écoute d’un petit bijou tel que cette chanson.

« Kāhore i tae i ahau te tuku mihi koropai« 

[« I didn’t gеt to say my goodbyes » ]

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