Après Elliott Smith hier, aujourd’hui c’est un autre naufragé de la vie dont je vais partager la musique: Chet Baker, le crooner fragile, le dandy désabusé, le héros timide du cool jazz, le trompettiste transpercé de fêlures.
Dans ses jeunes années, Chet Baker était beau comme un ange. Puis il a passé l’essentiel de sa vie à l’ombre de la drogue, jusqu’à être retrouvé mort à Amsterdam, après être tombé par la fenêtre de sa chambre d’hôtel, sous l’emprise d’importantes quantités de cocaïne et d’héroïne. Il n’avait que 58 ans, et il ressemblait déjà à un vieillard déglingué par la vie, une sorte de chamane épuisé d’avoir trop donné de lui-même… Une gueule cassée, littéralement.
Son style de trompettiste a évolué au fil des années: d’abord épuré, aérien et léger, sublime notamment dans les balades romantiques, il s’est fait de plus en plus fragile et grave, avec un usage de plus en plus poignant du souffle et des silences, comme s’il était de plus en plus en équilibre instable, de plus en plus sur la corde raide, de plus en plus à deux doigts de la rupture.
« My funny Valentine » était l’un de ses standards fétiches depuis un premier enregistrement magistral en 1952. Il le jouait presque à chaque concert, le plus souvent desadmiratrices en pâmoison.
C’est une chanson qui lui correspondait parfaitement. Elle parlait d’un amour sulfureux, ardemment souhaité mais peut-être pas totalement désirable, aussi ambigu que Chet Baket était d’allure androgyne (d’ailleurs à sa création en 1937, c’est à un Valentin qu’elle était dédiée). Une chanson romantique et lugubre (deux adjectifs qui lui allaient comme des gants). Une chanson dans laquelle on sourit avec le coeur, mais d’un pauvre et triste sourire.
En concert, Chet Baker en chantait presque toujours les paroles, d’une voix toujours douce mais de plus en plus lasse au fil des années, et pour finir brisée. C’est par exemple le cas, à partir de 3’26, dans ce concert enregistré en Allemagne très peu de temps avant sa mort. Une longue version lunaire, où la trompette et la voix de Chet sont magnifiées par l’accompagnement à la basse et au piano, puis par un grand orchestre de cordes et de vents.
Une chanson-testament, splendide et bouleversante.
« Sweet comic Valentine
You make me smile with my heart »