Il paraît que les membres des Beatles ne savaient pas très bien lire la musique. En tous cas ils étaient autodidactes, et à leurs débuts ils jouaient les morceaux qui leur plaisaient « à l’oreille » , sans aucune partition.
C’est peut-être en partie à cela que l’on doit leur fraîcheur, leur originalité, leur éblouissante fécondité, la diversité foisonnante de leurs compositions. Ils ne se tracassaient pas à se demander si ça « doit » s’écrire ou se jouer comme ci ou comme ça, ils écrivaient comme ça sortait, peu importe si ça n’était pas tout à fait conforme à ce qu’on est censé apprendre dans un conservatoire. Ce qui ne les empêchait d’ailleurs pas de sacrément bosser et de fignoler: pas loin de 50 prises différentes rien que pour cette chanson!
L’introduction de « While my guitar gently weeps » est un exemple assez magique de la créativité des Beatles. C’est l’une de celles que je préfère, tous groupes et artistes confondus. Ces petits coups de charleston sur lesquels viennent se poser des notes martelées au piano, avec une guitare qui anticipe les accords et la mélodie qui va venir… Quand j’écoute cette chanson, j’ai envie de me repasser l’intro un paquet de fois avant de la laisser partir. Et la suite est tout aussi riche et subtile, avec plusieurs guitares, un orgue, un tambourin, des castagnettes (!), et la participation d’Eric Clapton en guest star.
George Harrison, qui a écrit et composé cette chanson, raconte qu’il a été inspiré par la lecture du Yi-jing (le livre chinois des transformations), et plus précisément par le concept de hasard et le rôle qu’il joue dans nos vies. Il a décidé d’ouvrir au hasard un livre et d’écrire un texte sur la base des deux premiers mots qu’il lirait. Ce furent « gently weeps » (« pleure gentiment » ).
De cette expérience est née une chanson qui dresse un constat désolé sur le monde et les relations humaines, en lien avec l’isolement spirituel vécu à l’époque par George Harrison au sein des Beatles. Placé en surplomb (« I look from the wings » ), embrassant le monde d’un regard panoptique, le narrateur s’adresse à on ne sait qui (un frère, un ancien amour, un ami, un fan lambda des Beatles ?), et il lui dit qu’il regarde sa vie sans la comprendre, sans comprendre par quoi il a été perverti et diverti de son chemin de vie: par le temps qui passe, par les normes sociales, par la recherche du divertissement ou du succès à tout prix ? En tous cas dans ce monde, l’amour est tellement endormi, il est tellement empoussiéré qu’il faudrait un bon coup de balai pour le libérer (« to unfold your love » ) et lui redonner de l’éclat.
En contrepoint de ce monde frustrant, de ce quasi purgatoire, George Harrison esquisse une éthique et une poétique de la contemplation: regarder le monde tel qu’il va, simplement assis comme devant une rivière qui coule, et ne rien faire d’autre que vivre, ressentir et grandir (« Doing nothing but aging » )… pendant que sa guitare, sa plus vieille et fidèle amie peut-être, continue à soupirer, à gémir et à pleurer gentiment.
« I don’t know why nobody told you
how to unfold your love
(…)
I don’t know how you were diverted
You were perverted too
I don’t know how you were inverted
No one alerted you
‘Cause I’m sitting here,
doing nothing but aging
Still my guitar gently weeps »