Cat power, c’est le nom de scène derrière se cache et s’expose Chan Marchall, une formidable chanteuse venue d’Atlanta dont la carrière a explosé de façon fulgurante en plein milieu des années 90, avec trois albums en seulement deux ans.
Chan Marchall a connu une enfance chaotique: des parents divorcés, beaucoup de déménagements à travers tous les États-Unis pour suivre sa mère et son beau-père, les ponts coupés avec sa mère à seize ans… Il y en a qui s’en remettent, d’autres non. Ou bien ça leur prend du temps et il faut d’abord que la douleur sorte – et pour ça la musique peut être un très bon exutoire.
L’album « What would the community think » , sur lequel figure ce fantastique morceau, a fait l’objet de commentaires dithyrambiques, et il y a vraiment de quoi. En le réécoutant en entier pour préparer ce partage musical, je me suis dit qu’il flirte sévèrement avec la perfection – vous savez, quand on se dit dès les premières notes de chaque titre « Oh putain celui-là aussi est trop bien! »
Cet album comprend douze chansons qui sont variées dans leur inspiration musicale et leur style (de la folk, de la country, du blues, de la soul, du grunge, du punk…), mais qui forment un ensemble extrêmement homogène, avec comme fil rouge (rouge sang) un désespoir d’une intensité dramatique impressionnante et glaçante, surtout chez une jeune femme de 24 ans seulement. C’est parfois à la limite du supportable, il est difficile d’écouter attentivement l’album en entier sans avoir parfois l’impression d’être en train de se pétrifier sur place. Même la pochette provoque un certain malaise, avec ce visage coupé en tranches sur la hauteur, ces yeux séparés en deux, et les notes de musique qui tombent comme des larmes…
Sur plusieurs titres, Cat power exprime ce désespoir sous la forme de balades décharnées, quasi squelettiques (une ou deux guitares et, selon les cas, un tambourin, un carillon, un piano, un peu de xylophone, quelques coups de violons nerveux…). C’est par exemple le cas sur « In this hole » , qui ouvre l’album, sur « What would the community think » , sur « Water & air » , sur « The fate of the human carbine » (où elle est simplement accompagnée à la guitare sèche, et quand je dis sèche ça veut dire ici « sèche comme un coup de trique » ) , ou sur « The coat is always sunny » (où des voix monocordes et ténébreuses se répondent – ce serait un titre parfait pour illustrer les séquences les plus effrayantes de « La nuit du chasseur » de Charles Laughton).
À l’écoute de ces morceaux carrément étouffants, la musique et la voix d’écorchée vive de Cat power me font penser à une prisonnière qui aurait perdu tout espoir au fond d’un sinistre cachot; ici ou là elle se vide littéralement les tripes pour appeler à on ne sait quelle délivrance (« Oh to be at the bottom of a river/ Below the dark water/ The devil all around » ), mais c’est pour mieux retomber dans l’épuisement. Ce sont des chansons que l’on croirait écrites et chantées uniquement pour laisser une trace de sa souffrance et de ses cauchemars, comme si elle s’arrachait les ongles et se râpait les doigts pour graver une date ou des initiales sur le mur de sa cellule – il ne sera pas dit qu’il ne restera rien de son calvaire, il ne sera pas dit qu’elle emportera ses secrets dans son caveau.
Sur quelques autres titres, le désespoir ressenti par Cat power s’exprime de façon plus virulente et rageuse. Sous l’accablement, c’est alors une immense colère que l’on perçoit – sur « Bathysphere » , par exemple, où des légers bruits de larsen l’encouragent à faire sortir sa rage.
Sur deux titres seulement (« They tell me » et « Taking people » ), la douleur s’exprime de façon un peu plus apaisée, sous la forme d’un blues mélancolique. Quand on compare au reste de l’album, cela prend l’allure d’une respiration salutaire, mais ça reste quand même douloureux (« God don’t give a shit about me » ). Disons que ce sont comme des fumerolles après l’incendie: les flammes ont été vaincues, mais tout est calciné, et sous les cendres on perçoit encore les braises brûlantes.
« Nude as the news » fait partie de la deuxième catégorie, celle des chansons où Cat power se révolte et se déchaîne. C’est une chanson où elle décide que ça suffit comme ça, qu’elle n’en peut plus de se laisser faire et qu’il faudra bien que tout le monde l’entende, à commencer par ses bourreaux. Une chanson où elle se mue en une sauvageonne indomptable qui secoue ses chaînes avec furie, qui nous empoigne par le colback et qui ne nous lâche plus jusqu’à ce qu’on l’aie enfin entendue – par exemple quand elle interpelle frontalement « Jackson, Jesse » à 2’58, avec une guitare qui l’aide à scander chaque syllabe.
« Nude as the news » parle de la détresse d’une jeune femme qui porte un enfant qu’elle ne gardera pas, peut-être parce qu’elle se sent trop fragile et instable pour en prendre soin, peut-être aussi parce qu’elle a été abusée par un homme manipulateur dont elle sent bien qu’il ne voudra ni reconnaître cet enfant, ni s’en occuper, et encore moins lui manifester de l’amour. Alors elle décide, la mort dans l’âme, de lui éviter de grandir dans la même détresse que celle qu’elle a elle-même connue.
Cat Power est accompagnée dans cette confession poignante par un groupe en transe, avec notamment le batteur de Sonic Youth Steve Shelley. J’ai lu un jour un commentaire disant que la musique joue ici le rôle des gueuses, ces machines lestées qui entraînent les plongeurs no limit vers les profondeurs, et qui sont toujours prêtes à les remonter si les ténèbres deviennent trop dangereuses. Ça me paraît vraiment très juste. La plongée, ici, est progressive, préparée par une guitare abrasive qui scande la mélodie par grappes de huit notes teigneuses, qui monte en puissance à 3’31, et qui laisse enfin Cat power lâcher les chevaux, la rage au ventre, dans un chant où le cri se mêle aux sanglots. Et ça finit brutalement, comme si elle réapparaissait soudain à l’air libre, les poumons vides, épuisée, exsangue.
C’est l’album et la chanson d’une jeune femme de 24 ans, immensément fragile mais aussi immensément courageuse, qui n’écrit pas de musique et qui ne chante pas pour faire joli, mais pour poser son coeur sur la table, pour partager ses tourments les plus intimes (c’est d’ailleurs assez curieux que Chan Marchall ait pris un pseudonyme alors que sa démarche est si personnelle). Tout au long de l’album elle est sur le fil du rasoir, à deux doigts de la rupture et de l’effondrement intérieur, mais elle tient le choc, vaillamment.
C’est l’album et la chanson d’une jeune femme qui demande la reconnaissance de sa douleur, l’aide et le soutien qui sont dus aux personnes en souffrance, et peut-être aussi, dans un coin de sa tête, justice et réparation.
La suite a montré que Chan Marchall a peut-être réussi à atteindre un certain apaisement (en 2003 elle sortira un album intitulé « You are free » , une façon de s’encourager elle-même ?). Quoi qu’il en soit, elle a conquis l’admiration de ses fans, qui la remercient d’avoir, en s’enfonçant dans ses entrailles, mis des mots et des sons sur leurs propres ombres.
« Jackson, Jesse, I’ve got the son in me
And he’s related to you
He’s related to you
He is waiting to meet you
He’s related to you
He’s related to you
He is dying to meet you »