Nick Drake fait partie de la longue litanie des artistes incompris, angoissés et dépressifs qui m’ont toujours touché au coeur.
C’était un songwriter et un guitariste talentueux, surdoué même, beau comme un ange, élégant (regardez la photo en commentaire, avec les bottes et la veste), mais torturé, et qui a eu énormément de mal à accepter de ne pas rencontrer le succès qu’il méritait, au point de se replier sur lui-même et d’en mourir de chagrin. Dans une de ses chansons il écrit: « J’étais fait pour aimer la magie / avec toutes ses merveilles / Mais vous avez tous perdu cette magie / il y a tant et tant d’années déjà » .
Il faut dire que Nick Drake n’était pas spécialement fait pour assurer la promo de ses compositions: il était maladivement timide, au point de jouer le moins possible en concert (il était incapable de s’adresser au public, sans doute lui aurait-il fallu des auditeurs recueillis comme dans une chapelle), et de refuser la quasi totalité des interviews qu’on lui demandait… Cette anecdote racontée par sa sœur Gabrielle donne une idée de son manque d’assurance pathologique: « Il était très discret. Je savais qu’il faisait un album, mais je n’ai su où il en était que lorsqu’il est entré dans ma chambre et qu’il l’a jeté sur mon lit en disant «Le voilà», et puis il est reparti aussitôt » .
Sa désespérance a fait de sa vie un météore: insomniaque (il passait ses nuits à jouer de la guitare), souffrant de dépression chronique, il a très vite interrompu sa carrière musicale et fait le choix de retourner vivre chez ses parents. Ce n’est pas forcément la meilleure option possible lorsqu’on est en dépression, quand on sait que celle-ci puise le plus souvent ses racines dans la petite enfance… Le fait est que quelques mois plus tard on l’a retrouvé mort dans sa chambre de petit garçon, suite à une overdose d’antidépresseurs – probablement un suicide, du moins on peut le soupçonner, même si ses proches l’ont bien sûr contesté. Il n’avait que 26 ans… Il avait quand même eu le temps, heureusement pour nous, de nous offrir trois albums magnifiques (le premier publié alors qu’il avait tout juste 21 ans!).
S’il y a quelque part une amicale des artistes romantiques maudits, Nick Drake en est sans doute l’un des membres, et peut-être même qu’il fait partie du bureau…
Ce n’est que dans les années 80 que la musique de Nick Drake a trouvé une reconnaissance méritée, notamment grâce au fait que plusieurs artistes alors très connus (par exemple Kate Bush ou Robert Smith) l’ont salué comme une influence importante et ont repris ses chansons. Désormais beaucoup de ses titres sont connus et repris, ce qui lui fait une belle jambe de là où il est – j’ai toujours trouvé tellement vain le fait de dire qu’un artiste a été « reconnu par la postérité » .
« Five leaves left » , sorti en 1969, est le premier des trois albums publiés par Nick Drake. Il propose une folk acoustique et classieuse, où la guitare sèche occupe le premier plan, mais où elle soutenue par des arrangements subtils et variés, avec des violons, du violoncelle (d’ailleurs l’un des morceaux s’intitule « Cello song » , et le violoncelle m’y fait penser à la musique de chambre de Fauré), de la flûte (« The thoughts of Mary Jane » )… L’atmosphère se fait parfois même jazzy (« Man in a shed » ). C’est en quelque sorte de la « folk de chambre » , comme on parle de musique de chambre en classique.
Les textes de Nick Drake sont très influencés par son goût pour la littérature anglaise (qu’il avait d’ailleurs étudiée), notamment pour les poètes romantiques comme William Blake ou William Butler Yeats. Comme dans la tradition romantique, Drake évoque abondamment des éléments naturels (la lune et les étoiles, le vent, la pluie, les arbres, les nuages…), ce qui est peut-être une réminiscence du fait qu’il avait grandi à la campagne. Il recourt souvent à des métaphores liées aux saisons pour symboliser les collines et les vallons de sa météo émotionnelle – plutôt l’été dans ses premières compositions, mais plutôt l’automne dans ses dernières, signe que la tristesse avait pris de dessus.
En tous cas ses textes sont empreints d’une profonde mélancolie, d’une grande difficulté à se sentir relié. L’un de ses biographes a d’ailleurs dit que Nick Drake écrit toujours avec détachement, « comme s’il contemplait sa vie depuis une distance incommensurable et infranchissable » . Encore un qui souffrait d’un gros trouble de l’attachement…
Il y a dans cette musique et ces textes quelque chose d’intensément pur et fragile, certains ont même dit « virginal » – d’ailleurs son producteur a dit qu’il n’a jamais Nick Drake vu se comporter de façon sexuée avec qui que ce soit. Pas d’esbroufe, pas d’artifice, rien que l’essentiel, un son clair et puissant et des textes qui expriment une introspection sincère et désolée. C’est le dépouillement en musique, et c’est magnifique. Le producteur Joe Boyd racontera plus tard que quand il a réécouté les prises des trois premiers titres enregistrés pour cet album, il a pleuré de joie et de soulagement – on le comprend.
Cette chanson, « River man » , est la quintessence de tout cela.
La guitare, nette et précise, est accompagnée par des violons très présents, qui forment une sorte d’écrin pour la voix délicate et feutrée de Nick Drake, comme pour l’encourager à libérer sa complainte, avec une alternance entre des phrases mélodiques douces et rassurantes, et quelques passages plus nerveux et désordonnés (notamment à 2’33).
Le texte, un peu énigmatique, évoque un homme qui possède un secret pour être libre et heureux, mais dont les leçons de vie ne sont guère écoutées, sans doute parce qu’elles sont difficiles à entendre, et plus encore à mettre en œuvre. Le fait de vivre au bord d’une rivière et de la regarder couler, imperturbable mais toujours changeante, pourrait peut-être nous aider à accueillir et à vivre ce secret ? Mais malheureusement, le commun des mortel(le)s considère, comme le disent les derniers mots de cette chanson, que ce secret n’est « pas pour moi » .
Et c’est ainsi que la vie passe, lasse, harasse, et parfois fracasse et terrasse.
« Going to see the river man
Going to tell him all I can
about the ban
on feeling free.
If he tells me all he knows
about the way his river flows,
I don’t suppose
it’s meant for me. »