Eels – « Not ready yet »

Après deux albums solo sortis sous le pseudonyme « E » , Mark Oliver Everett publie en 1996, avec un groupe au nom tout aussi curieux (Eels), un album dont le titre même évoque l’étrangeté (« Beautiful freak »).

Eels n’est pas seulement un groupe phare du « rock indé » (cette appellation fourre-tout qui rassemble tout ce qui n’est pas promu et vendu par les grands labels mainstream). C’est aussi un collectif de personnes qui se tiennent à distance d’une société qui les prend au mieux pour des rêveurs, au pire pour des simplets ou des benêts (rendez-vous compte, ils n’espèrent pas avoir une Rolex avant leurs 50 ans!), et qu’il vaut donc mieux observer de loin, à la manière des Beatles dans « The fool on the hill » ou d’Hervé Cristiani dans « Il est libre Max » .

Eels est un groupe d’outsiders qui tracent leur chemin à l’écart des autoroutes et des nationales empruntées par le commun des mortels. Ils ne se battent pas pour s’imposer dans cette société qui n’est pas faite pour eux et qui court à sa perte, mais ils évoluent à sa marge, en déployant des valeurs alternatives, en donnant corps à une forme de sagesse fragile, mais tranquille.

« Not ready yet » est une chanson qui me touche beaucoup, parce qu’elle décrit le moment subtil où, après une très mauvaise passe, après une période durant laquelle on s’est recroquevillé sur soi-même et emmuré dans sa tristesse ou sa détresse, on pressent que la vie est en train de revenir, on se sent à nouveau attiré par le monde, on a de nouveau envie d’y retourner… mais on ne se sent peut-être pas encore totalement prêt (« not ready yet« ) , pas encore complètement à la hauteur, pas encore assez stabilisé pour s’y jeter, là tout de suite.

On sent bien que l’orage est passé, on voit qu’il s’est transformé en averse, on voit même que l’éclaircie s’approche, et on sait qu’il y aura bientôt des trouées de lumière (« Every cloud has a silver lining » , dit un proverbe anglais). Peut-être même un arc-en-ciel resplendissant. Mais sortir maintenant, on n’en serait peut-être pas encore capable, alors ce n’est pas la peine de se forcer, ce serait se faire violence.

« There’s some happiness » , c’est certain.

Le bonheur viendra, « sooner or later » .

Et rien que le fait d’avoir confiance dans le fait qu’il viendra et qu’on y aura à nouveau accès, rien que le fait de sentir qu’on a envie de ça revienne, c’est le signe qu’on est sorti de l’ornière, que le « visage de pierre » est déjà fissuré, et qu’un jour prochain il offrira à nouveau des sourires autour de lui.

Cela me fait penser à un magnifique passage au début du Traité de la réforme de l’entendement, dans lequel Spinoza commence par décrire la déception glaçante qui l’a un jour saisi (« L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles« ) , avant de raconter brièvement le chemin qui lui a permis d’en sortir et d’accéder à ce qu’il appelle la béatitude: « Au début, à la vérité, ces relâches furent rares et de très courte durée, mais, à mesure que le vrai bien me fut connu de mieux en mieux, ils devinrent plus fréquents et durèrent davantage » .

La joie ne remplace pas la tristesse du jour au lendemain, mais elle commence par (ré)apparaître à ses côtés, et petit à petit, avec des rechutes de temps à autre, elle s’étend, elle prend de plus en plus de place, jusqu’à occuper à nouveau le devant de la scène. Ce n’est pas la peine de s’impatienter et de se précipiter, son heure viendra – d’ailleurs elle est déjà en train de venir.

Ce qui me touche aussi dans cette chanson de Eels, c’est ce qu’elle dit à propos de l’aide que peuvent nous apporter nos ami(e)s quand on traverse ces mauvaises passes. « I don’t need you telling me how » . Je n’ai pas besoin que tu me conseilles, que tu me dises comment m’y prendre, à quel rythme avancer, et vers où: j’ai juste besoin que tu sois là, présent, attentif, soutenant, et rien que ça m’aidera et me donnera du courage pour trouver mes propres chemins, mes propres solutions.

Val, c’est pour toi encore ce soir. « L’espoir d’un lendemain » , tu te souviens ?

« There’s a world outside,

and I know ’cause I’ve heard talk

in my sweetest dream

I would go out for a walk

Gut I don’t think I’m ready yet

Not feeling up to it now

Just not that steady yet

And I don’t need you telling me how

There’s some happiness

And my stone face cracks again

Maybe sometime sooner or later »

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