À mon goût, les années 50-60 sont l’âge d’or du jazz. C’est le temps des clubs enfumés, des jazzmen aux feutres classieux et aux costumes impeccablement taillés, des chanteuses élégantes, des grands quintets de Miles Davis, des enregistrements de Bill Evans et de Thelonious Monk chez Riverside, des dernières sessions de Billie Holliday…
C’est dans cette période, en septembre 1956, qu’est enregistré ce magnifique album, avec en guest stars le grand Art Tatum au piano et le généreux Ben Webster au sax ténor.
Ce jour-là Art Tatum ne le sait pas, mais il n’a plus que très peu de temps à vivre (il est mort d’une crise d’urémie deux mois plus tard seulement). Comme toujours, son jeu est incroyablement aérien et virtuose, avec des successions d’envolées et de plongeons qui évoquent des montagnes russes mélodiques. Ray Charles a dit à son propos: « Le piano a quatre-vingt huit touches et il n’a que dix doigts. Mais il le faisait sonner comme s’ils étaient deux à jouer » . Écoutant un jour un solo enregistré par Art Tatum (« Tiger rag » ) , le violoniste Stéphane Grapelli refusa de croire qu’un pianiste avait pu enregistrer ce morceau tout seul! Il paraît aussi que Vladimir Horowitz, Sergei Rachmaninov ou George Gershwin étaient fascinés par sa main gauche, par la facilité avec laquelle il pouvait improviser avec les deux mains en même temps… Quand on sait qu’Art Tatum était quasiment aveugle de naissance et qu’il a appris la lecture musicale en braille, tout cela est encore plus ahurissant et fascinant.
Mais la virtuosité d’Art Tatum n’est jamais là pour l’esbroufe, il ne joue pas vite pour épater la galerie. D’ailleurs il est maître dans l’art d’alterner entre des accélérations et des freinages soudains, et je le trouve encore plus brillant et expressif dans les passages lents.
Bref, c’est un génie du piano et de l’improvisation, et les autres pianistes de jazz le considèrent comme tel. Un jour où il entra dans un club où Fats Waller était en train de donner un concert, celui-ci s’interrompit pour déclarer: « Ce soir, Dieu est parmi nous. »
En comparaison, Ben Webster est beaucoup moins connu et reconnu. Dans l’histoire du jazz, il passe habituellement loin derrière les autres géants du sax ténor que sont John Coltrane, Lester Young, ou même Sonny Rollins (le dernier des Mohicans avec ses 89 printemps).
Mais de tous ces monstres sacrés, Ben Webster est celui que je préfère (avec Coleman Hawkins), pour son jeu chaud et feutré. Le souffle qui sort de son sax est une caresse, il le fait autant feuler que vibrer. Certains disent que Maradona faisait l’amour avec le ballon, et je crois que ça s’applique aussi au jeu de Ben Webster – et même bien davantage, car contrairement au ballon qui est tripoté et frappé du pied, le saxophone est porté, enlacé et « embrassé » par le saxophoniste.
En tous cas écoutez bien l’entrée en scène de Ben Webster à 0’26, elle est souveraine et sexy comme c’est pas permis.
L’harmonie, ou mieux la symbiose entre ces deux géants, portés par une section rythmique discrète mais impeccable, fait de ce disque entier un miracle, une absolue perfection, l’un des disques qu’il faut absolument avoir dans son salonn, surtout si on aime le jazz. Il compte sept standards archi-connus et splendides (« Gone with the wind » , « All the things you are » , « Where or when » , « Night and day » , « My ideal » …), tous joués avec autant de flamme et de profondeur que de légèreté et d’allégresse. Sur les tempos lents c’est sublime, sur les tempos rapides c’est sublime aussi.
Bon, si vous ne l’avez pas, achetez ce disque, vous me remercierez.
Ce standard est ici instrumental, mais pourquoi se priver du plaisir de lire les paroles, qui sont tout aussi romantiques et sensuelles ?
« The very thought of you makes my heart sing
like an april breeze on the wings of spring,
and you appear in all your splendor
My one and only love
The shadows fall and spread their mystic charms
in the hush of night while you’re in my arms,
I feel your lips, so warm and tender
My one and only love
The touch of your hand is like heaven,
a heaven that I’ve never known
The blush on your cheek whenever I speak
tells me that you are my own
You fill my eager heart with such desire
Every kiss you give sets my soul on fire
I give myself in sweet surrender
My one and only love
My one and only love »