Cette chanson, issue du troisième album de The Verve paru en 1997, est souvent décrite comme le chant du cygne ou les derniers feux de la brit pop des années 90. Après quelques années durant lesquelles des groupes anglais, en réaction notamment au grunge déboulé des USA, ont revendiqué de chanter des chansons pleines de joie et de reprendre par là même le flambeau de l’avant-garde musicale, The Verve enregistre une chanson qui sent le lendemain de cuite, le mal de crâne, le doliprane et l’alka seltzer. « The party’s over » , et si on en conserve des souvenirs enflammés, elle laisse aussi un arrière-goût d’amertume.
Si « Bitter sweet symphony » a été un tube immédiat, fulgurant, c’est sans doute pour sa musique et sa mélodie entêtantes. Tout au long du morceau, un sample de cordes synthétiques revient inlassablement et accompagne la voix de Richard Ashcroft, lui donnant un côté un peu psychédélique, et en tous cas sacrément addictif.
Le texte et le clip ont aussi beaucoup marqué.
« Bitter sweet symphony » est une chanson sur le désir farouche de ne pas être oppressé et englouti dans une foule anonyme, d’y rester un individu singulier, différent, précieusement unique. Comme dans la célèbre scène des « Temps modernes » où l’on voit les moutons s’engouffrer dans une bouche de métro, il dépeint la société comme une immense machine à normaliser, et les citadins comme un immense troupeau d' »esclaves de l’argent » , dont l’existence morne, routinière, laborieuse, millimétrée, provoque un certain dégoût et une furieuse envie de s’extraire de la matrice. D’où la formule « I can change » , qui revient plusieurs fois comme un mantra – une variante musicale du « Je ne suis pas un numéro » que répète souvent Patrick McGoohan dans la série « Le prisonnier » .
Le clip décrit parfaitement cette revendication. On y voit Richard Ashcroft qui marche droit devant lui dans les rues de Londres, en se rapprochant de la caméra, le regard orgueilleux et limite halluciné. Il monte sur le capot d’une voiture, il fonce sur les gens qui se présentent sur son chemin, il les force à s’écarter, parfois même il les bouscule d’un coup d’épaules… En tous cas il reste toujours indifférent aux regards de reproches qu’on lui jette, aux injures ou aux sourires méprisants qu’on lui lance, comme si le monde autour n’existait pas, comme s’il n’y avait rien que l’objectif qu’il s’est fixé: avancer, ne pas se laisser perturber. Une espèce d’hymne à l’impolitesse, voire à l’incivilité (ce qui est quand même un comble sur un album intitulé « Urban hymns » ).
Le texte et le clip oscillent ou balancent entre deux pôles, la revendication et la soumission, l’arrogance et la faiblesse, la combativité et l’abandon, l’affirmation et le renoncement.
Côté affirmation, « Bitter sweet symphony » est une revendication qu’Ashcroft adresse au monde: « Laissez-moi être moi-même! » Cette prière, il l’adresse littéralement à genoux pour mieux se faire entendre (« Well, I’ve never prayed but tonight I’m on my knees » ). Mais « À genoux » se signifie pas ici résigné: la chanson proclame fièrement qu’on ne se laissera pas abattre sans combattre, qu’on finira peut-être par être défait, mais les armes à la main. Elle affirme, sans trop y croire peut-être, mais quand même, que tout n’est pas perdu, que le moule n’est pas invincible, qu’on peut inventer un autre monde et s’inventer une autre vie – par exemple une vie dans laquelle la musique permettra d’être reconnu dans son unicité, et d’atteindre ainsi une forme de réalisation, et même d’apaisement et de liberté (« I let the melody shine, let it cleanse my mind, I feel free now » ).
Mais s’il s’agit d’une symphonie douce-mère , c’est parce que cette prière est prononcée en vain et reste lettre morte. Non seulement personne ne l’écoute ou ne le prend au sérieux, mais la société toute entière est organisée de façon telle qu’elle broie les individus et qu’elle les formate tous dans le même moule: « But I’m here in my mold / I am here in my mold / But I’m a million different people. »
On savait bien dès le début, de toutes façons, que tout cela n’était qu’un fantasme. Comme pour Winston Smith dans « 1984 » , les dés sont pipés et les jeux sont faits. Le rock, par exemple, est en train de mourir, récupéré par la pub, rabaissé à une pratique musicale sympa mais dénuée de subversivité, recyclé en jingles et en sonneries de portables par les opérateurs mobiles, vendu en grandes surfaces dans le rayon adjacent à celui des lessives, des piles ou des housses de couettes.
En ce sens, « Bitter sweet symphony » est une chanson non seulement très triste (« I need to hear some sounds that recognize the pain in me » ) , mais aussi résignée, presque démissionnaire, qui enterre les rêves en les faisant apparaître pour ce qu’ils sont, rien plus que des illusions. Il n’y a pas d’issue dans cette société-là.
Alors il ne reste, comme à la fin du clip, que la possibilité de se rapprocher de celles et ceux qui partagent la même colère ou la même quête. Pour sortir de LA société, peut-être faut-il former une communauté plus petite, soudée, dans laquelle on partage des valeurs, des goûts, un mode de vie, et au sein de laquelle on pourra se sentir pleinement soi-même, et pleinement accepté. C’est sans doute le sens de cette dernière scène dans laquelle Richard Ashcroft est rejoint par les quatre autres membres du groupe, qui marchent d’abord derrière lui (de face), puis à ses côtés (filmés de derrière), avec la même attitude et la même démarche un peu martiale et bravache.
La tête brûlée a rêvé d’une balade héroïque et triomphante, mais cette balade s’est finalement transformée en une errance un peu minable, ou en cortège funèbre pour enterrer le rock. Il ne voit pas très bien ce qu’il pourrait faire de mieux, comme le disent les (presque) derniers mots de la chanson: « I’ll take you down the only road I’ve ever been. »
Au moins il n’est pas seul, et « c’est déjà ça » (pour finir par un petit clin d’oeil à mon partage d’hier).
« No change, I can’t change, I can’t change, I can’t change,
but I’m here in my mold, I am here in my mold.
But I’m a million different people from one day to the next…
I can’t change my mold, no, no, no, no, no, no, no »